Hervey de Saint-Denys

Les rêves et les moyens de les diriger

France   1867

Contexte
Après avoir examiné les théories antiques et médiévales sur le rêve, Hervey de Saint-Denys discute les principaux ouvrages qui ont tenté d’expliquer le rêve depuis le XVIe siècle jusqu’à son contemporain Darwin.

Notes
1. Discours des spectres, visions, apparitions d’esprits, etc., par Pierre Le Loyer, conseiller du Roy au siège présidial d’Angers.2. Ouvrage publié à Francfort et Leipzig en 1747.

Édition originale
Les rêves et les moyens de les diriger, Paris, Amyot, 1867.

Première partie, chap. 1
Première partie, chap. 2
Première partie, chap. 3
Première partie, chap. 4
Deuxième partie, chap. 1
Deuxième partie, chap. 2
Deuxième partie, chap. 3
Deuxième partie, chap. 4
Deuxième partie, chap. 5
Deuxième partie, chap. 4
Troisième partie, chap. 1
Troisième partie, chap. 2
Troisième partie, chap. 3
Troisième partie, chap. 4
Troisième partie, chap. 5
Troisième partie, chap. 6
Troisième partie, chap. 7
Troisième partie, chap. 8
Troisième partie. Conclusion




Deuxième partie, chap. 2

Théories récentes sur le rêve [6/19]

Depuis les écrivains de l’antiquité jusqu’à ceux d’une époque relativement fort rapprochée de la nôtre, il m’a paru difficile de rencontrer sur le sommeil et les songes aucune considération nouvelle vraiment digne d’être mentionnée. Les rares auteurs du moyen âge qui abordent cette question ne le font guère qu’au point de vue historique ou théologique, les uns copiant les anciens qu’ils citent à tout propos, les autres dissertant longuement sur les songes auxquels ils estiment qu’on doit attribuer une origine divine ou diabolique.

Dans un curieux livre, écrit vers la fin du seizième siècle avec une grande science de scoliaste et avec une indépendance de vues qu’on rencontrait rarement alors, j’aperçois pour la première fois un retour au véritable esprit de recherches, une tendance à sortir des voies du mysticisme et des ornières de l’antiquité. J’y remarque aussi, clairement émise, cette opinion qu’il n’est point de sommeil sans rêve, l’une des plus importantes et des plus débattues que nous ayons à examiner.

«Quand la digestion des viandes est faite, que les fumées qui montaient au cerveau sont abattues, que le corps soit intérieurement, soit extérieurement, est en bon repos et bien disposé, que les parties pectorales, desquelles la vie est entretenue, font bien leur office, le poulmon respire bien, le cceur rafraiscy palpite, le foye convertit le suc des viandes en sang et le départ aux veines et aux artères. En ces occupations du corps assommeillé qu’ont ses plus nobles parties, penserait-on que l’âme qui veille perpétuellement demeurast oisive? Elle fait bien aultre chose que le foye, le cceur et le poulmon. Certainement c’est lors qu’elle peut plus librement ratiociner à son aise, quand le corps, qui est sa prison, ne la retient trop resserrée des soins et affaires journalières.» (1)

Écrivain ascétique qui vient un demi-siècle plus tard, le cardinal Bona divise les songes en trois catégories, suivant l’origine qu’il leur suppose: visions divines, visions diaboliques, visions naturelles; et, tout d’abord, il déclare que ces dernières seront celles dont il s’occupera Je moins. On trouve pourtant dans son traité, ce fragment sur la production des images et sur la puissance de l’imagination en rêve qui semblerait un feuillet détaché de quelque ouvrage beaucoup plus moderne:

«Les songes naturels ont pour cause l’imagination. On peut seulement se demander si elle perçoit passivement par un sens intérieur, ou bien si l’intelligence y entre pour quelque chose. Il est certain qu’il arrive en rêve de prononcer un discours étudié, de faire des vers élégants, de philosopher sur les sujets les plus élevés, toutes choses qui ne semblent pas seulement dépendre de l’imagination, mais aussi du raisonnement. Cependant il est des philosophes qui pensent que ces opérations ne dépassent pas les forces de l’imagination. Toutes les fois en effet que, dans l’état de veille, l’intelligence s’applique à des sujets de discussion ou d’argumentation, le sens intérieur que l’on appelle la puissance cogitative ne reste pas inactif, et, comme une planète, il suit un mouvement supérieur. Autrement dit, l’âme ou l’esprit (animus) ne peut rien penser sans qu’aussitôt l’imagination ne présente quelque chose de semblable, faisant surgir des images qui, durant le sommeil, offrent assez d’illusion pour faire croire à la présence des objets réels (ac si res vera ageretur).»

Vossius, contemporain du cardinal Bona, traite comme lui la question des songes; mais en l’envisageant d’un côté tout différent. Il cite Hippocrate, il cite Galien; il insiste sur le parti que la médecine pourrait tirer des révélations fournies par certains rêves morbides. «L’âme, dit-il, quand elle ne vague pas aux occupations externes, sent plus profondément les impressions qui tiennent à l’état du corps. Au reste, autant il est bon de juger par les rêves des affections du corps, autant il est fou de vouloir chercher dans les illusions du sommeil, ainsi que l’ont fait Artémidore et Cardanus, des présages étrangers à l’état même du dormeur.»

Ici se place dans l’ordre chronologique la publication la plus singulière qui ait peut-être jamais paru sur les rêves. L’auteur intitule son livre l’Art de se rendre heureux par les songes, c’est-à-dire en se procurant telle espèce de songes que l’on puisse désirer (2).

Il prétend tenir d’un vieux sauvage de l’Illinois, médecin et sorcier de sa tribu, toute une série de moyens pharmaceutiques, qu’il aurait étendus et perfectionnés lui-même, et à l’aide desquels il ne serait point de songes qu’on ne pût se procurer immédiatement avec la plus grande facilité. On voit, en ouvrant la table des matières, que des recettes spéciales sont données: pour rêver qu’on assiste à des spectacles magnifiques, que l’on a beaucoup d’esprit, que l’on marche superbement habillé avec un grand train et beaucoup de domestiques, ou bien: que l’on reçoit les dernières faveurs d’une dame sur un gazon fleuri, ou dans un bocage ou sur le bord d’une fontaine, que l’on est au bain avec les plus belles personnes du monde, etc.

Voilà certes de quoi piquer la curiosité d’un lecteur, surtout s’il est persuadé qu’il n’est pas impossible d’influencer les rêves, et s’il s’attend à rencontrer là, sinon des formules d’une efficacité aussi étrange, du moins l’indication de quelques narcotiques puissants et peu connus. Mais à peine ce lecteur curieux a-t-il parcouru deux ou trois pages qu’il referme le volume pour ne plus l’ouvrir. Il n’en conserve pas même cette impression souriante que nous ressentons parfois si nous avons été le jouet de quelque mystification aimable, car il n’a pu lire qu’un insipide fatras de plates extravagances, trop prétentieuses pour avoir été sincèrement écrites, trop ridicules pour qu’on y cherche un seul grain de vérité. La recette suivante fera juger de toutes les autres; elle doit procurer l’un des songes voluptueux dont il a été ci-dessus parlé:

«Prenez deux drachmes de térébenthine dissoute dans un jaune d’ceuf de canard sauvage, une drachme et demie de diascordium de fracarbor, un scrupule de roses rouges pulvérisées, huit onces de lait de chèvre ou de jument, une poignée de lierre terrestre, de l’alchimilla ou pied de lion, du plantain ou de la camomille romaine, une demi-poignée de chaque, quatre pincées de sommités d’hypericum d’Amérique; deux scrupules de raclure de corne de cerf, trois drachmes de priape de loup et six de nature de la baleine. Faites cuire le tout dans une quantité suffisante d’eau-de-vie camphrée. Ajoutez à sept onces de la colature de sirop de corail et de grande consoude, une once de chacun, et six drachmes de beaume et d’esprit de sel d’ammoniac. Laissez cette décoction dans un vase de grès en lieu frais pendant trois mois, au bout duquel temps vous la jetterez dans trois pintes de vin de malvoisie, que vous ferez distiller jusqu’à ce que vous n’ayez plus en tout qu’une pinte de liqueur. Vous enfermerez cette liqueur dans une bouteille scellée hermétiquement, et vous la suspendrez à l’air pendant tout l’été, trois heures devant et trois heures après midi, quand il fera beau, afin qu’elle puisse s’imprégner pour ainsi dire de la chaleur et des rayons du soleil.»

Voici maintenant la manière de s’en servir: «Il n’en faut que trois gouttes dans une pinte d’eau commune, que l’on fait tiédir et dont on se lave les pieds, les mains, la tête et l’estomac, avant de s’endormir.»

Plus de deux cents pages sont imprimées dans ce style, sans autres frais d’imagination qu’un peu de variété dans le chaos des drogues énumérées. A ne considérer que sa valeur intrinsèque, un pareil recueil ne méritait donc guère d’être mentionné; mais on a pu le voir figurer dans certains catalogues, et s’en faire, d’après son titre, une idée plus intéressante qu’il ne le mérite; c’est pourquoi j’ai cru devoir en dire quelques mots.

Arrive le dix-huitième siècle, et avec lui ce mouvement des esprits qu’on a appelé philosophique et qui a engendré la physiologie moderne. A la fois médecin et philosophe, l’un des adeptes de ce mouvement, Kurt Sprengel, docteur de l’université de Hall, analyse succinctement, dans son Histoire pragmatique de la médecine, les principales superstitions des anciens en matière d’onéirocritie; il termine son résumé par ces considérations qui marquent bien la nouvelle école:

«Dans les songes, l’imagination et la mémoire agissent indépendantes de tous les sens externes, et sans être troublées par l’impression des objets environnants.» Je cite, en faisant toutes réserves, quant à l’assertion en elle-même. «L’âme, dégagée des liens qui l’enchaînent au corps, semble être abandonnée à son activité propre et primitive. Elle combine des idées, elle établit des raisonnements auxquels les sensations et l’intelligence animale ne pourraient donner lieu dans l’état de veille. Des impressions, oubliées depuis longtemps, se retracent avec de nouvelles couleurs plus vives. L’âme se transporte dans un monde créé par elle, où rarement les images claires des lieux ou du temps donnent aux idées cette vérité qu’elles n’acquièrent que par le concours des sens. Comment supposer, d’après cela, que l’homme de la nature, étranger aux lois qui régissent le corps et l’âme, n’attribue pas les sensations qu’il éprouve en songe à l’intervention d’un génie ou d’un être de son espèce, auxquels il a d’ailleurs coutume de rapporter tous les effets dont la cause n’est pas évidente pour lui?»

Contemporain de Sprengel, Cabanis est un de ceux qui croient que la volonté peut persister durant le sommeil avec une vivacité plus ou moins grande, suivant le caractère et l’énergie morale des différents sujets. Il cite l’exemple de Condillac qui, lui, atteste personnellement qu’«en travaillant à ses cours d’étude, il était souvent obligé de quitter pour dormir un travail déjà préparé mais incomplet, et qu’à son réveil, il l’avait trouvé plus d’une fois terminé dans sa tête.»

Cabanis aborde ensuite, avec l’intention de l’expliquer naturellement, ce point si ardu et si scabreux de la question, la fatidité des songes, et il écrit intrépidement, non sans un grand sens, à mon avis:

«Nous avons quelquefois, en songe, des idées que nous n’avons jamais eues. Nous croyons converser par exemple avec un homme qui nous dit des choses que nous ne savions pas. On ne doit pas s’étonner que, dans des temps d’ignorance, les esprits crédules aient attribué ce phénomène singulier à des causes surnaturelles. J’ai connu un homme très sage et très éclairé, M. Benjamin Franklin, qui croyait avoir été plusieurs fois instruit en songe de l’issue des affaires qui l’intéressaient dans le moment. Sa tête forte, et d’ailleurs entièrement libre de préjugés, n’avait pu se garantir de toute idée superstitieuse, par rapport à ces avertissements intérieurs. Ne faisant pas attention que sa profonde prudence et sa rare sagacité dirigeaient encore l’action de son cerveau pendant le sommeil, comme on peut l’observer souvent, même pendant le délire, chez des hommes d’un moral exercé. En effet, l’esprit peut continuer ses recherches dans les songes; il peut être conduit, par une certaine suite de raisonnements, à des idées qu’il n’avait pas.»

C’est assurément l’un des côtés les plus intéressants du sujet qui nous occupe, que cette perspicacité si puissante, cette sorte de divination intuitive à laquelle l’esprit peut s’élever parfois, dans l’état de rêve, grâce à la concentration absolue de toutes les forces de l’attention, en même temps qu’à l’extrême exaltation de la sensibilité physique ou morale, condensée pour ainsi dire sur un seul point. Müller, notre contemporain, a évidemment la même pensée que Cabanis, lorsqu’il écrit dans son traité de Physiologie:

«Il arrive parfois que nous rêvons des situations bizarres, ayant en quelque sorte le caractère de pressentiment, c’est-à-dire que des états possibles s’offrent à nous comme des idéalités imagées, et l’événement peut ensuite s’accorder avec notre rêve, sans qu’il y ait là rien de merveilleux. Par exemple, une personne nous intéresse vivement, nous la connaissons assez bien sans être toutefois parfaitement édifiés sur son compte, nous la croyons franche et véridique, et cependant nous avons quelque sujet de soupçonner qu’elle ne possède pas réelle- ment ces qualités. En rêvant d’elle, nous la plaçons dans des situations qui font ressortir son défaut de franchise et de véracité; qu’ensuite nos soupçons à son égard viennent à se justifier, le rêve que nous avons eu paraît surprenant, et cependant il ne l’est pas.»

Faisons la part des époques et des écoles, et nous jugerons que Philon le Juif avait constaté des faits de ce genre, quand il écrivait lui-même au premier siècle de notre ère: «que certains songes naissent des mouvements de l’âme, s’harmonisant par une secrète sympathie, avec le cours de l’univers, comme provenant de même racine; d’où suit qu’un grand nombre d’événements futurs étant déjà préparés dans le présent, l’âme devinera d’elle-même le futur quand elle aura la juste intuition du présent».

Certes, je n’entends pas me tenir pour complètement éclairé par cette explication de Philon le Juif; mais il faut convenir que les faits dont il s’agit ne sont pas non plus tout à fait aussi simples que le docteur prussien le veut bien dire, dans son parti pris de ne s’étonner de rien. S’il est constaté que l’état de rêve a pour résultat de nous faire recueillir parfois en nous-mêmes des perceptions d’une ténuité insaisissable en tout autre moment, ainsi que je le disais tout à l’heure; si l’esprit d’un homme endormi arrive, en suivant les pentes naturelles d’une série de raisonnements instinctifs basés sur des prémisses justes, à découvrir nettement une conséquence vraie, et cela avec plus de perspicacité que dans l’état de veille, en raison même de cette plus grande finesse de sensations et de déductions, je trouverai toujours là un fait très remarquable. Peut-être serait-ce même l’occasion de réfléchir à l’opinion du fameux Pierre Bayle, estimant que «les songes contiennent infiniment moins de mystère que le vulgaire ne l’imagine, mais un peu plus aussi que ne le croient les esprits forts».

Savons-nous bien en effet jusqu’où cette puissance de regarder en nous-mêmes saurait s’étendre si la lumière qui éclaire notre entendement pouvait augmenter d’intensité? Connaissons-nous bien toutes les secrètes communications qui peuvent exister dans le monde qui nous entoure, entre nous-mêmes des uns aux autres, comme entre nous et tout ce que nous voyons ou ne voyons pas?

Les exemples abondent chez les écrivains anciens et modernes, psychologues, médecins, historiens même, pour attester des faits, en apparence surnaturels, d’avertissements ou de soudains pressentiments reçus en songe et que viennent justifier les événements. Les énumérer simplement ne serait qu’une ceuvre aride. Les nier parce qu’on ne saurait encore les expliquer, me paraît plus orgueilleux que raisonnable. Je n’estime point, pour mon compte, que tant de témoignages aient pu s’accumuler sans qu’il y ait à faire une part de vérité dans ces attestations si nombreuses, et sans croire qu’il soit nécessaire, pour y ajouter foi, de rien admettre de contraire aux grandes lois de la nature; j’imagine qu’un jour viendra peut-être où l’on ne s’en émerveillera guère plus que l’on ne s’émerveille aujourd’hui de cette étincelle électrique lancée d’un hémisphère à l’autre, avec la rapidité de la pensée qu’elle est chargée de porter.

Si l’on veut maintenant de curieux exemples des non-sens que peut enfanter la manie, si commune parmi les modernes, de vouloir tout expliquer au moyen de certaines théories matérialistes, qu’on lise Boerhaave. Voici ce qu’il écrit à propos du sommeil:

«Le sommeil consiste dans cet état de la moelle du cerveau, durant lequel les esprits n’influent point sur les nerfs du cerveau en aussi grande quantité ni avec autant de force qu’il en est besoin pour que les organes des sens et des mouvements volontaires puissent faire leurs fonctions librement et avec aisance.

«L’histoire des rêves est encore assez peu connue; elle est cependant importante, non seulement en physique, mais en métaphysique à cause des objections des idéalistes. . . «Lorsqu’on commence à s’assoupir, on sent que les idées commencent à s’embrouiller et à rompre la chaîne. C’est comme un vrai délire. Quand cette chaîne, tout à fait brisée, ne laisse plus que des idées sans ordre et sans suite, on dort; on n’existe plus que machinalement; il ne reste pas même le sentiment intérieur de son être ni de son sommeil; ce qui prouve que cette conscience dépend de la mémoire qui est abolie.»

Ainsi:

De ce que nos idées n’ont plus d’ordre, il résulte que nous n’existons plus que machinalement;

De ce que nos rêves sont sans suite, il résulte que nous n’avons plus même le sentiment intérieur de notre être;

Et tout cela prouve enfin que la conscience du moi dépend uniquement de la mémoire!!

En vérité, les idéalistes seront bien entêtés, si cette explication, fournie par la moelle du cerveau, ne leur paraît pas concluante, et si de tels raisonnements ne les confondent point.

Darwin et Formey ne veulent pas que la volition, en d’autres termes l’action de la volonté, continue de s’exercer pendant le sommeil, au milieu des songes qui l’accompagnent.

Darwin ne craint pas d’être tout à fait affirmatif à cet égard. La puissance de la volition, dit-il, est totalement suspendue.

«Lorsque nous sommes éveillés, nous exerçons notre volition (volonté), en comparant les apparences présentes avec celles que nous avons précédemment observées, et nous corrigeons ainsi les erreurs d’un sens par la connaissance générale de la nature que nous avons acquise au moyen de l’analogie intuitive, au lieu que, dans les rêves, la puissance de la volition étant suspendue, nous ne pouvons nous rappeler ni comparer nos idées présentes avec nos connaissances acquises, ce qui fait que nous sommes incapables d ‘y découvrir des absurdités. C’est par ce criterium que nous distinguons le sommeil de la veille, et que nous pouvons nous ressouvenir volontairement des idées que nous avons eues pendant le sommeil, lorsque nous sommes éveillés; mais quand nous dormons, nous ne pouvons volontairement nous ressouvenir de celles que nous avons eues en veillant.»

Tout ceci est basé sur cette donnée, qui paraît incontestable à l’auteur, à savoir «que nous attachons foi toujours aux visions de notre imagination pendant le sommeil».

Ce n’est point l’avis de Dugald-Stewart; ce ne sera pas non plus, je pense, celui de plus d’un lecteur qui se souviendra certainement de s’être dit parfois en rêve: «Mais voilà qui ne saurait être véritable; mais voilà qui n’a pas le sens commun.»

Je ne combattrai pas moins, en m’appuyant sur mes observations pratiques, cette opinion de Formey, que: «L’âme n’exerce aucun empire sur les fantômes des songes qui parais- sent et disparaissent, l’affectent d’une manière agréable ou pénible, sans qu’elle y influe en quoi que ce soit.»

J’adopterai plus volontiers cette comparaison du même auteur pour expliquer la transition de l’état de veille à l’état de sommeil: «Nos idées, dans ce cas, ressemblent assez à des chevaux qui ont été attelés et employés au travail toute la journée; on les dételle le soir, mais leur guide les conduit encore; c’est le commencement du sommeil. II les mène aux champs et les y laisse errer et paître à leur fantaisie; c’est la perfection du sommeil.»

Je crois, en effet, que le sommeil parfait, celui qui produit le repos réparateur au plus haut degré, c’est celui durant lequel ces chevaux sont abandonnés à eux-mêmes, mais de ce que les chevaux ont été mis aux champs, de ce que leur conducteur ne les maîtrise plus de la même façon qu’aux heures où il conduit son attelage, faudra-t-il conclure que ce conducteur ait perdu sur eux toute autorité et qu’il ne puisse plus au besoin les attirer dans une direction déterminée? C’est un point sur lequel je différerai complètement d’avis avec tous les psychologues de cette école.

Formey nous offre encore ce passage doublement remarquable, et pour sa hardiesse à l’époque où il fut écrit (1754), et pour la netteté avec laquelle il pose en principe un fait capital des plus contestés, bien qu’incontestable, suivant moi:

«En langage ordinaire, nous ne songeons que lorsque des idées parviennent à notre connaissance et font impression sur notre mémoire, de manière qu’à notre réveil nous pouvons dire que nous avons eu tel ou tel songe, ou du moins que nous avons songé en général; mais, à proprement parler, NOUS SONGEONS TOUJOURS, c’est-à-dire que dès que le sommeil s’est emparé de la machine, l’âme a, sans interruption, une suite de représentations et de perceptions; mais elles sont quelquefois si confuses et si faibles qu’il n’en reste pas la moindre trace; et c’est ce qu’on appelle le profond sommeil, qu’on aurait tort de regarder comme une privation totale de toute perception, une inaction complète de l’âme... Il y a donc des vides apparents, et, si j’ose ainsi dire, des espèces de lacunes dans la suite de nos idées, il n’y a pourtant aucune interruption réelle.»

J’ignorais jusqu’au nom de Formey lorsque je puisai dans ma propre expérience les éléments d’une conviction absolue à cet égard, ainsi que je l’ai exposé au commencement de ce volume. Jouffroy me fournira plus loin sur le même sujet des arguments d’une grande force. Il en est un, du reste, qui sera toujours sans réplique, pour démontrer que l’absence du souvenir de tout rêve n’implique pas même la présomption d’une interruption réelle dans l’activité de l’esprit durant le sommeil, c’est que les somnambules dont nous ne pouvons mettre en doute les préoccupations intellectuelles pendant les actes auxquels ils se livrent, n’en conservent presque jamais la moindre réminiscence à leur réveil. Dugald-Stewart, dont j’ai eu déjà l’occasion de prononcer le nom, n’aborde point la question de la perpétuité ou de la non-perpétuité du rêve, mais, examinant avec soin celle de la persistance ou de la non-persistance de la volonté pendant le sommeil, il introduit le premier une distinction d’autant plus notable qu’elle peut faire disparaître bien des équivoques, en resserrant le champ de la discussion. Qui sait combien d’auteurs, qui paraissent en contradiction, se trouveraient d’accord s’ils avaient mieux spécifié ce qu’ils entendent nier ou affirmer?

«Dans le sommeil, la faculté même de vouloir est-elle suspendue?» se demande le philosophe écossais. Il répond: «Les efforts que nous faisons dans le sommeil et dont nous avons conscience montrent assez que la faculté de vouloir n’est pas suspendue. Ainsi, dans un rêve, nous nous croyons en danger et nous voulons appeler du secours. Ce désir, il est vrai, est d’ordinaire sans effet et les cris que nous poussons sont faibles et indistincts; mais c’est ce qui confirme précisément l’opinion que, pendant le sommeil, la liaison entre la volonté et les mouvements volontaires est rompue. La volonté continue d’agir, mais son action reste insuffisante.

«De même encore, dans le cours d’un rêve effrayant, nous sentons que nous faisons effort pour nous dérober par la fuite au danger qui nous menace; mais en dépit de nos efforts nous restons couchés dans notre lit. Le plus souvent, dans ce cas-là, nous rêvons que quelque obstacle nous arrête. Le fait est qu’alors, probablement, le corps n’est pas soumis à l’action de la volonté. On peut donc conclure en disant: pendant le sommeil régulier, naturel, la/acuité de vouloir subsiste, mais elle a perdu toute autorité sur les organes du corps.

«Allons plus loin: lorsque nous cherchons à nous endormir, ce qui nous arrive souvent, notre esprit revêt naturellement un état voisin de celui dans lequel il se trouvera lorsque le sommeil sera pleinement établi. Or il est manifeste que les moyens dictés par la nature pour amener le sommeil ne consistent pas à suspendre la faculté de vouloir, mais bien l’exercice des facultés qui dépendent de la volonté. S’il fallait qu’avant de nous endormir, la faculté de vouloir fat suspendue, il nous serait impossible par aucune espèce d’effort de hâter le moment du sommeil. La supposition même d’un tel effort est absurde; car c’est dire que la volonté serait dans une activité soutenue pour suspendre les actes mêmes de la volonté.

«D’où l’on est porté à conclure:

«Que l’effet du sommeil sur les opérations mentales a la plus parfaite ressemblance avec celui qu’il a sur le corps. La faculté de vouloir subsiste, mais elle n’a aucun empire sur les facultés de l’esprit. Voilà pourquoi, bien que cette faculté subsiste, il lui est cependant impossible de régler, de diriger l’association des idées qui, abandonnée à elle-même, arrive souvent aux résultats les plus étranges.

«Ceci posé nous établissons les deux points suivants:

«1° Lorsque nous sommes livrés au sommeil, la succession de nos pensées, en tant qu’elle dépend des seules lois de l’association, peut avoir lieu par l’action des mêmes causes inconnues qui la déterminent pendant la veille;

«2° Néanmoins l’ordre de nos pensées, dans la veille et dans le sommeil, doit être fort différent, puisque dans le sommeil cet état dépend des seules lois d’association, et que dans la veille il dépend de ces lois combinées avec les actes de nos facultés volontaires.»

Développant cette dernière proposition, Dugald-Stewart ajoute enfin:

«Que la volonté n’existant plus pendant le sommeil, ou plutôt l’influence de cette volonté devenant nulle, on ne peut plus exercer aucune action sur l’association des idées. - D’où il suit que les objets qui occupent alors nos pensées s’offrent d’eux-mêmes spontanément à notre esprit, tandis que les opérations mentales volontaires, telles que le ressouvenir volontaire, le raisonnement, etc., demeurent suspendues avec l’influence de la volonté.»

Je n’ai voulu interrompre l’exposé de ces opinions par aucune observation critique.

J’essayerai maintenant d’en discuter la substance, et nous clorons ainsi l’examen sommaire des écrivains des siècles derniers.

En ce qui concerne d’abord cette distinction capitale entre la suspension de la faculté même de vouloir et la suspension de la puissance active de cette faculté sur les muscles du corps humain, j’en reconnais la justesse comme l’importance, et je dis très volontiers avec le professeur d’Édimbourg: Oui, l’un des principaux caractères du sommeil régulier, naturel, c’est que la faculté de vouloir, qui subsiste mentalement, a néanmoins perdu son autorité sur les organes du corps. J’ajouterai même, par parenthèse, que la persistance de cette action de la volonté sur les organes du corps est, à mes yeux, le caractère le plus sérieux qui différencie du sommeil régulier, naturel, les sommeils plus ou moins morbides du somnambulisme et du magnétisme; mais de ce que j’admettrai ce premier fait, il n’en résultera point que je doive accepter la seconde partie de cette double proposition, où il est déclaré: que l’effet du sommeil sur les opérations mentales a la plus parfaite ressemblance avec celui qu’il a sur le corps.

«La faculté de vouloir subsiste, nous dit Dugald-Stewart, mais elle n’a aucun empire sur les facultés de l’esprit.» Il est clair que si l’on admet ce point de départ on arrivera logiquement à reconnaître qu’il doit nous être impossible, durant le sommeil, d’exercer aucun empire sur l’association de nos idées, non plus que sur la succession des tableaux, qui se dérouleront d’eux-mêmes et toujours spontanément. Mais cette proposition en elle-même est-elle soutenable? Souffre-t-elle l’analyse? Est-elle appuyée sur des faits prouvés?

Si l’on comprend la cessation de la puissance active de l’esprit sur la matière, la suspension momentanée de ces lois mystérieuses qui permettent à l’âme d’agir sur le corps, comprendra-t-on avec la même facilité que l’esprit cesse d’agir sur lui-même, qu’il veuille penser à une chose, par exemple, sans accomplir ipso facto la volonté qu’il a d ‘y penser? S’il y pense et si les images des objets sur lesquels se porte cette pensée volontaire lui apparaissent, ne fixera-t-il point réellement son attention sur eux? ne portera-t-il aucun jugement sur ce qu’il croit voir? En principe, une telle opinion me semble inadmissible. Dans la pratique, j’acquiers des preuves nombreuses de sa fausseté. Il est curieux du reste de constater comment les physiologistes, embarrassés de préciser le rôle des diverses facultés de l’esprit pendant le rêve, n’ont rien trouvé de mieux pour se tirer de peine que d’en décréter arbitrairement la suspension plus ou moins complète.

Sans empiéter sur le domaine des écrits contemporains que nous examinerons à leur tour et pour ne parler que des auteurs dont nous nous sommes occupé déjà, Darwin ne veut point que l’on sache comparer, en songe, les idées présentes avec les notions acquises; Formey pense qu’on admet sans réflexion toutes les idées qui surgissent; Boerhaave refuse au dormeur la mémoire, et jusqu’à la conscience de sa propre existence, ce qui est plus fort. Bossuet avait dit: «Dans le sommeil il n’y a point d’attention; car la veille consiste précisément dans l’attention de l’esprit qui se rend maître de ses pensées.» Dugald-Stewart, enfin, en arrive à refuser à l’esprit de l’homme endormi l’exercice de toutes les facultés dont il jouit pendant la veille. La vérité pourtant est que toutes les facultés continuent d’être exercées pendant le sommeil, ainsi que j’espère le démontrer, et que cet argument de Dugald-Stewart, tiré de l’observation des moyens employés par la nature pour amener le sommeil, ne repose lui-même que sur une équivoque, en ce que l’auteur confond la suspension de l’attention volontaire apportée aux choses du dehors, avec celle de l’attention volontaire apportée aux images du rêve.

Ce qu’il faut pour amener le sommeil, c’est l’oubli du monde réel ambiant, c’est la cessation de tout rapport avec la vie de relation, le retrait de l’esprit sur lui-même, animi in sese recessus, ainsi que l’ont dit les maîtres de l’antiquité; c’est en un mot la concentration de toutes nos pensées sur des objets qui ne sont présents que dans notre imagination ou nos souvenirs, mais qui s’animent et semblent prendre une forme sensible dès que nos sens sont fermés au monde extérieur; exactement comme les images de la lanterne magique se dessinent nettes et colorées, aussitôt que l’on a intercepté toute communication avec la lumière du dehors.

Il est donc essentiel assurément, pour amener le sommeil, que l’âme renonce à faire exécuter aux muscles et aux nerfs soumis à sa puissance aucun de ces mouvements volontaires qui sont le propre de la vie de relation, en même temps qu’elle cesse d’apporter son attention aux choses du dehors; mais, pourvu que l’esprit s’abandonne momentanément à cette vague rêvasserie qui peu à peu devient le rêve, non seulement le sommeil arrive sans lui enlever aucune de ses forces actives, mais une fois le rêve formé, l’esprit continue d’accomplir, comme dans l’état de veille, tous ces phénomènes intellectuels que l’on est convenu d’appeler ses facultés. Il examine avec attention, il compare, il porte des jugements réfléchis sur ce qu’il croit voir, entendre, goûter, sentir ou toucher, et s’il a souvent des idées confuses, s’il porte parfois des jugements extravagants, c’est à l’imperfection des images, c’est à l’incohérence des notions sur lesquelles il raisonne qu’il s’en faut prendre, mais non pas à sa volonté même de bien voir et bien juger.

D’où je conclus, à mon tour, qu’autant la première proposition de Dugald-Stcwart est, dans une certaine mesure, incontestable, à savoir: que pendant le sommeil régulier, naturel, la faculté de vouloir subsiste mais a perdu toute autorité sur les organes du corps, autant est inexacte la parfaite ressemblance qu’il prétend trouver entre cet effet du sommeil sur le corps, et celui qu’il produit sur les opérations mentales, autant les déductions qu’il en tire sont contraires à la vérité, quand il avance que, durant le sommeil, l’ordre de nos pensées dépendrait uniquement des seules lois de l’association, la volonté ne pouvant plus exercer sur elles aucun empire.

Si je me suis arrêté si longtemps sur cette distinction que Dugald-Stewart a voulu établir à l’égard de la prolongation ou de la non-prolongation de la volonté durant le sommeil, c’est qu’indépendamment de son ingéniosité même, elle intéresse l’un des points les plus essentiels et les plus importants du sujet que nous traitons. La prolongation de la volonté pendant le sommeil est un fait psychologique auquel je dois les meilleures observations que j’ai pu faire. Tout ce qui tendra à bien déterminer son caractère, son influence et ses effets particuliers dans nos rêves sera donc par moi très attentivement examiné.

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