Enfin, chacun des rêves a été classé en fonction de son contenu thématique (ex. être engagé dans une poursuite, voler dans les airs, tomber, être perdu, perdre ses dents, se noyer) afin de déterminer les thèmes les plus fréquents émergeant de notre échantillon. L’instrument utilisé pour effectuer cette classification est le «Questionnaire des rêves typiques» de Zadra et Nielsen (1999), qui a été validé auprès de plus de 600 patients souffrant de troubles du sommeil et de 1200 adultes (Nielsen et al., 1999; 2003).
Le thème le plus fréquent à travers les récits est celui du «rêveur attaqué physiquement», un thème présent dans 7 % du corpus. C'est au Moyen-Âge qu'il apparaît le plus souvent (21,6% des rêves de cette époque par rapport à 4,3% et 4,8% à la période intermédiaire et aux XIXe–XXe siècles respectivement). Les seuls autres thèmes présents aux trois époques littéraires sont les suivants : «le rêveur est poursuivi sans être blessé», «le rêveur se fait tuer», «expériences sexuelles», «une personne décédée est en vie», «le rêveur tue quelqu'un», «le rêveur voit un ange» et «rencontre avec une force maléfique ou un démon». Ce n’est qu'à partir des XIXe–XXe siècles que l’on trouve ces autres thèmes : «le rêveur est en retard», «le rêveur est habillé de façon inappropriée», «le rêveur a une connaissance ou des facultés mentales supérieures», «le rêveur se voit décédé», «le rêveur sent vivement une présence, sans nécessairement la voir ou l'entendre», «le rêveur perd ses dents» et «le rêveur est sur le point de tomber». Ces deux derniers thèmes sont les moins exploités et ne sont rapportés qu'une seule fois chacun, ce qui équivaut à un maigre 0,2% de l'ensemble des rêves littéraires.
Un thème en particulier qui attire notre attention en raison de sa complexité est celui des expériences sexuelles, présent dans 5% de l'ensemble des rêves. Ce thème peut englober plusieurs niveaux, allant de simples pensées sexuelles envers un personnage jusqu’à la relation sexuelle entre deux personnages. Un écrivain comme Pierre Louÿs excelle à jouer sur ces différents niveaux : «bien-aimé, je suis à toi», «[l]eurs bouches seules, d'abord, se sont prises» et «[c’était] leur première étreinte avant l'amour» (BR 418). Les deux pôles de l'expérience sexuelle sont parfois présents : «[…] une femme naissait pendant mon sommeil d’une fausse position de ma cuisse. Formée du plaisir que j’étais sur le point de goûter, je m’imaginais que c’était elle qui me l’offrait.» (Proust, BR 420)
Certains récits de la période intermédiaire et des XIXe–XXe siècles proposent une métamorphose du rêveur ou d'un personnage; ce phénomène est, lui aussi, considéré comme un thème dans la base de données même s’il ne fait pas partie du Questionnaire des rêves typiques. En effet, la métamorphose consiste en une transformation de certaines ou de toutes les caractéristiques du rêveur ou d'un personnage du rêve. Un rêve survenu à la Princesse palatine et qui avait occasionné sa conversion, illustre la métamorphose partielle d'un personnage: «L'aveugle parut alors changer de voix et de visage» (BR 56). Une transformation complète du rêveur survient au narrateur d’un roman de l’abbé Prévost : «mes habits se changèrent en écorce, mes mains en branches; en un mot, je me vis transformé en un grand arbre» (BR 393). Il se peut aussi que le rêveur n'assiste pas à la métamorphose dans son rêve, comme chez Jaccottet, où le rêveur sait qu'une métamorphose a eu lieu mais ne l'a pas vue se produire: «au centre [...] se dressait une haute pierre qui était une femme, une femme changée en pierre et que seul un véritable amour pourrait désenchanter» (BR 444). Sous une forme ou une autre, complète ou partielle, une métamorphose est rapportée dans presque 6% de l’ensemble des récits. Ce thème arrive donc juste après celui ou «le rêveur est attaqué physiquement» en fréquence d’apparition. Enfin, quelques auteurs ont exploité ce que l'on a appelé un dédoublement du rêveur. Ce dernier thème implique que le rêveur se voit lui-même en double ou qu'il se voit comme étant une sorte d'«incarnation» de quelqu'un d'autre. Comme tel, il n’apparaît dans notre corpus qu’à partir des XIXe et XXe siècles et dans seu-lement 2% des récits littéraires. Il est illustré sous sa première forme dans une nouvelle de Julien Green : «Je regardai plus attentivement les deux corps; j'étais l'un et j'étais l'autre» (BR 297). L’autre forme est illustrée par ce rêve de Daudet, rapporté par les frères Goncourt : «je rêvais cette nuit que j'étais le Christ sur la croix» (BR 247).
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Extrait de l'article «Analyse quantitative du contenu des récits de rêves littéraires du Moyen Age au XXe siècle», par Antonio Zadra et Elizabeth Décary, publié dans Le récit de rêve. Collectif sous la direction de Christian Vandendorpe. Québec. Éditions Nota Bene. 2005.