Pascal Quignard

Les tablettes de buis d’Apronenia Avitia

France   1984

Genre de texte
Roman

Contexte
Apronenia Avitia est une patricienne romaine fort riche. Elle a atteint la cinquantaine lorsqu’elle commence à rédiger ces notes sur des tablettes de buis, vers la fin du IVe siècle. Elle est veuve de ses deux premiers maris, mais reste très amie avec Publius Saufeius.

Notes
Ce roman historique pose une énigme au lecteur. La biographie d’Apronenia est si riche de détails que l’on en vient à croire qu’elle a vraiment existé. Mais la tonalité générale du récit, et notamment de ses rêves, témoigne d’une écriture contemporaine.
Selon l'introduction (p. 15), le journal d’Avitia est censé avoir été extrait du manuscrit de la BNF : Quinti Aurelii Symmachi,... Epistolarum lib. x... cum auctuario. Duo libelli S. Ambrosii ad Valentinianum imper., ejusdemque epistola ad Eugenium, cum Miscellaneorum lib. x et notis nunc primum editis a Fr. Jur. [Jureto] [Texte imprimé]: Parisiis : ex typographia Orriana, 1604. La souscription du chapitre premier (p. 39) indique que celui-ci correspondrait au folio 482 r à folio 484 v de la réédition parisienne du recueil de Fr. Juret, Orrian, 1604.

Commentaires
En lisant ce rêve que Quignard attribue à cette patricienne romaine, j'éprouve le même phénomène vertigineux d'anachronisme que dans le conte imaginé par Borges sur un certain Ménard, auteur du Quichotte. Les notations de la narratrice ne dépareraient pas un récit de rêve surréaliste, dont on connaît les transformations brusques et les changements rapides de point de vue. Si on découvrait que le récit d'Apronenia provient effectivement d'un manuscrit latin, toute notre vision de la culture de l'époque en serait modifiée. Certes, un nouveau rapport à soi était déjà en train de se mettre en place au IVe siècle, comme en témoignent notamment Les Confessions d'Augustin, qui raconte un rêve prémonitoire de sa mère Monique : elle le voyait s'approcher d'elle tout resplendissant de lumière et debout sur la même règle qu'elle-même (fiche 1147. Mais ce rêve que l'évêque d'Hippone raconte en 398 n'a rien qui approche ce texte de Quignard, dont la narratrice témoigne d'un rapport à soi introspectif, attentif à des événements cognitifs infimes et qui cherche dans ses rêves des indices de son identité profonde plutôt qu'une allégorie d'événements à venir. [C.V.]

Texte témoin
Les tablettes de buis d’Apronenia Avitia, Paris, Gallimard, 1984, p. 124-126.




Un rêve d’Apronenia

La tête de Pompée

CXLIX Un rêve

À la fin de la nuit je fis ce rêve:
Je tiens une tête de Pompée en saindoux. Il fait très chaud. Je suis dans un champ et je cours avec angoisse. Il ne faut à aucun prix que la tête de Pompée fonde. Je cherche en vain une cabane, l'ombre d'un arbre. Je vois un chêne à la frondaison immense. Je me précipite vers lui. À ses pieds je cherche vainement, je ne trouve pas trace d'ombre. Le souvenir qui me reste du songe est brouillé dans ma mémoire. Je vois en contrebas Publius Saufeius sous l'arche d'un viaduc mais son corps est nu et c'est celui d'un gymnaste robuste et huilé. Son pubis est épilé et son sexe, sinon dressé, très épais et rouge. Je tends les mains vers le corps du gymnaste. Je cours en faisant ébouler des cailloux et je parviens au fond de la gorge. Je contourne un pilier monumental qui soutient le viaduc mais à proportion que je m'approche de Publius son corps se détourne lentement. Il me tourne le dos et ses fesses grandissent jusqu'à paraître colossales. Un torrent me sépare des fesses de l'athlète; je regarde mes mains: elles sont vides et couvertes de graisse. Je m'affole car j'ai dû laisser tomber la tête de Pompée durant ma course. Je cherche dans les buissons et dans les mousses qui couvrent les pierres du torrent. Je soulève les pierres noires et humides et ne découvre que des vers blancs et gras, et le visage aussi de ma mère, qui est extrêmement courroucée. Mon angoisse s'accroît. Je soulève avec difficulté une dernière roche plus lourde et circulaire. Mes doigts glissent. Je m'arc-boute et je parviens à la soulever. Sous la roche il y a un petit ormeau maigrichon sous le feuillage duquel se trouve P. Saufeius. L'ormeau est chétif mais l'ombre qu'il projette est profonde, magnifique, et extrêmement fraîche. P. Saufeius quitte l'ombre de l'arbre avec précaution et respect. Il a l'air fatigué, ses cernes et ses rides sont très creusés, il est pâle. Il enjambe lentement l'ombre très vaste du petit ormeau, une espèce de liquide blanchâtre coule sur sa cuisse, il se retourne vers l'ombre de l'arbre et lui tient un grand discours incompréhensible en prononçant de façon exagérée les mots. Il se tourne vers moi le regard brillant, me fait face et lentement s'avance à me toucher. Au moment où son nez allait entrer en contact avec mon nez je découvris tout à coup qu'il ne s'agissait pas de Publius Saufeius et j'étais confuse de m'être à ce point méprise. Mon angoisse grandissait, je ne parvenais pas à reconnaître les traits de ce visage et je savais que je le connaissais. Puis l'homme recula très vite. L'ormeau, l'homme inconnu, le cercle d'ombre, le soleil, la scène était soudain très loin, pas plus grosse que mon doigt. L'homme minuscule se pencha en avant cérémonieusement et il remercia l'arbre pour l'ombre qu'il lui avait procurée.

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