Thomas De Quincey

Un mangeur d’opium

Angleterre   1821

Genre de texte
essai

Contexte
Cet ouvrage est un récit autobiographique où De Quincey rend compte des effets de l’opium sur l’intellect. Dans ce passage, la xénophobie de De Quincey se manifeste clairement. Il entretient une relation d’amour-haine avec l’Orient, d’où provient l’opium qui l’obsède et qu’il méprise. Ce rêve trouve son origine dans une rencontre avec un homme de Malaisie, à qui De Quincey avait donné de l’opium. Puis il avait regretté d’en avoir peut-être trop donné et d’avoir ainsi fait du tort à cet homme.

Texte original

Texte témoin
Confessions of an English Opium Eater and Other Writings, London : Penguin Books, 2003, p. 81-3.

Traduction française: Un mangeur d’opium, Neuchatel: La Baconniere, 1976, p.192-6. Traduit de l’anglais par Charles Baudelaire.




Cauchemar zoologique

Baisé par des crocodiles cancéreux

En Chine surtout, négligeant ce qu’elle a de commun avec le reste de l’Asie méridionale, je suis terrifié par les modes de la vie, par les usages, par une répugnance absolue, par une barrière de sentiments qui nous séparent d’elle et qui sont trop profonds pour être analysés. Je trouverais plus commode de vivre avec des lunatiques ou avec des brutes. Il faut que le lecteur entre dans toutes ces idées et dans bien d’autres encore, que je ne puis dire ou que je n’ai pas le temps d’exprimer, pour comprendre toute l’horreur qu’imprimaient dans mon esprit ces rêves d’imagerie orientale et de tortures mythologiques.

Sous les deux conditions connexes de chaleur tropicale et de lumière verticale, je ramassais toutes les créatures, oiseaux, bêtes, reptiles, arbres et plantes, usages et spectacles, que l’on trouve communément dans toute la région des tropiques, et je les jetais pêle-mêle en Chine ou dans l’Indoustan. Par un sentiment analogue, je m’emparais de l’Égypte et de tous ses dieux, et les faisais entrer sous la même loi. Des singes, des perroquets, des kakatoës me regardaient fixement, me huaient, me faisaient la grimace, ou jacassaient sur mon compte. Je me sauvais dans des pagodes, et j’étais, pendant des siècles, fixé au sommet, ou enfermé dans des chambres secrètes. J’étais l’idole; j’étais le prêtre; j’étais adoré; j’étais sacrifié. Je fuyais la colère de Brahma à travers toutes les forêts de l’Asie; Vishnû me haïssait; Siva me tendait une embûche. Je tombais soudainement chez Isis et Osiris; j’avais fait quelque chose, disait-on, j’avais commis un crime qui faisait frémir l’ibis et le crocodile. J’étais enseveli, pendant un millier d’années, dans des bières de pierre, avec des momies et des sphinx, dans des cellules étroites au cœur des éternelles pyramides. J’étais baisé par des crocodiles aux baisers cancéreux; et je gisais, confondu avec une foule de choses inexprimables et visqueuses, parmi les boues et les roseaux du Nil.

Je donne ainsi au lecteur un léger extrait de mes rêves orientaux, dont le monstrueux théâtre me remplissait toujours d’une telle stupéfaction que l’horreur elle-même y semblait pendant quelque temps absorbée. Mais tôt ou tard se produisait un reflux de sentiments où l’étonnement à son tour était englouti, et qui me livrait non pas tant à la terreur qu’à une sorte de haine et d’abomination pour tout ce que je voyais. Sur chaque être, pour chaque forme, sur chaque menace, punition, incarcération ténébreuse, planait un sentiment d’éternité et d’infini qui me causait l’angoisse et l’oppression de la folie. Ce n’était que dans ces rêves-là, sauf une ou deux légères exceptions, qu’entraient les circonstances de l’horreur physique. Mes terreurs jusqu’alors n’avaient été que morales et spirituelles. Mais ici les agents principaux étaient de hideux oiseaux, des serpents ou des crocodiles, principalement ces derniers. Le crocodile maudit devint pour moi l’objet de plus d’horreur que presque tous les autres. J’étais forcé de vivre avec lui, hélas! (c’était toujours ainsi dans me rêves) pendant des siècles. Je m’échappais quelquefois, et je me trouvais dans des maisons chinoises, meublées de tables en roseau. Tous les pieds des tables et des canapés semblaient doués de vie; l’abominable tête du crocodile, avec ses petits yeux obliques, me regardait partout, de tous les côtés, multipliée par des répétitions innombrables; et je restais là, plein d’horreur et fasciné. Et ce hideux reptile hantait si souvent mon sommeil que, bien des fois, le même rêve a été interrompu de la même façon; j’entendais de douces voix qui me parlaient (j’entends tout, même quand je suis assoupi), et immédiatement je m’éveillais. Il était grand jour, plein midi, et mes enfants se tenaient debout, la main dans la main, à côté de mon lit; ils venaient me montrer leurs souliers de couleur, leurs habits neufs, me faire admirer leur toilette avant d’aller à la promenade. J’affirme que la transition du maudit crocodile et des autres monstres et inexprimables avortons de mes rêves à ces innocentes créatures, à cette simple enfance humaine, était si terrible que, dans la puissante et soudaine révulsion de mon esprit, je pleurais, sans pouvoir m’en empêcher, en baisant leurs visages. »

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