Thomas De Quincey

Un mangeur d’opium

Angleterre   1821

Genre de texte
essai

Contexte
Cet ouvrage est un récit autobiographique où De Quincey rend compte des effets de l’opium sur l’intellect. Nous avons ici la première des visions de rêve. De Quincey trouve que l’opium aide à la création, mais il précise que seuls les individus doués d’un esprit puissant pourront tirer quelque bénéfice de cette drogue.

Notes
Baudelaire ne traduit que la fin de ce passage et il y ajoute ses propres digressions.

Texte original

Texte témoin
Confessions of an English Opium Eater and Other Writings, London : Penguin Books, 2003, p. 78-80.

Traduction française: Un mangeur d’opium, Neuchatel: La Baconniere, 1976, p.188. Traduit de l’anglais par Charles Baudelaire.




Cauchemar liquide

Des visages suppliants

D’étonnantes et monstrueuses architectures se dressaient dans son cerveau, semblables à ces constructions mouvantes que l’œil du poète aperçoit dans les nuages colorés par le soleil couchant. Mais bientôt à ces rêves de terrasses, de tours, de remparts, montant à des hauteurs inconnues et s’enfonçant dans d’immenses profondeurs, succédèrent des lacs et de vastes étendues d’eau. L’eau devint l’élément obsédant. Nous avons déjà noté, dans notre travail sur le haschisch, cette étonnante prédilection du cerveau pour l’élément liquide et pour ses mystérieuses séductions. Ne dirait-on pas qu’il y a une singulière parenté entre ces deux excitants, du moins dans leurs effets sur l’imagination, ou, si l’on préfère cette explication, que le cerveau humain, sous l’empire d’un excitant, s’éprend plus volontiers de certaines images ? Les eaux changèrent bientôt de caractère, et les lacs transparents, brillants comme des miroirs, devinrent des mers et des océans. Et puis une métamorphose nouvelle fit de ces eaux magnifiques, inquiétantes seulement par leur fréquence et par leur étendue, un affreux tourment. Notre auteur avait trop aimé la foule, s’était trop délicieusement plongé dans les mers de la multitude, pour que la face humaine ne prît pas dans ses rêves une part despotique. Et alors se manifesta ce qu’il a déjà appelé, je crois la tyrannie de la face humaine. « Alors sur les eaux mouvantes de l’Océan commença à se montrer le visage de l’homme; la mer m’apparut pavée d’innombrables têtes tournées vers le ciel; des visages furieux, suppliants, désespérés, se mirent à danser à la surface, par milliers, par myriades, par générations, par siècles; mon agitation devint infinie, et mon esprit bondit et roula comme les lames de l’Océan. »

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