François Ponsard

Lucrèce

France   1843

Genre de texte
théâtre

Contexte
Le songe a lieu à la première scène de l'acte IV.

Brute conspire contre Sextus, fils du roi de Rome, qui a séduit sa femme Tullie et qui agit en tyran. Sextus se lasse de Tullie, qui se suicidera, et veut séduire Lucrèce, femme de Collatin. Le rêve de Lucrèce lui annonce les événements tragiques qui suivront, soit son viol par Sextus qui la conduira au suicide, puis le soulèvement du peuple mené par Brute contre Sextus qui mènera à la fondation de la Républiqu de Rome.

Notes
La porte de corne : allusion à Homère, pour qui les vrais rêves arrivaient par la porte de corne et les faux par la porte d'ivoire.

Texte témoin
Paris, Furne et Cie, 1843, p. 70-72.




Le rêve de Lucrèce

Immolée par un serpent

LUCRÈCE
Ah! Pour fuir le danger il n'est point de retraite :
il pénètre avec nous dans la maison secrète.
écoute encor. J'ai fait un songe cette nuit,
sinistre, et dont l'horreur profonde me poursuit.
Tâche de l'expliquer, toi qui sais les traduire.

LA NOURRICE
Le songe nous arrive afin de nous instruire,
et Jupiter l'envoie, en avertissement,
comme un avant-coureur d'un grand événement.
Les vrais songes, sortis de la porte de corne,
pour longtemps, après eux, laissent notre esprit morne;
on les distingue ainsi des songes qui sont vains,
et leur secret langage est connu des devins.
Ma mère apprit cet art de savants interprètes,
lorsque nous habitions le pays des curètes.
Elle me l'a transmis en ces temps, déjà vieux,
où je m'asseyais libre au foyer des aïeux.
le roi Servius, apportant le ravage,
nous a ravi nos biens, et mis en esclavage.
Or, dites votre songe, et je l'expliquerai.

LUCRÈCE
J'ai rêvé que j'entrais dans un temple sacré,
au milieu d'une foule. On aurait dit que Rome
poussait dans ce seul lieu jusqu’à son dernier homme;
et, pour donner accès au flot toujours croissant,
les murailles du temple allaient s'élargissant.
Alors à Romulus, pour le rendre propice,
le prêtre quirinal offrit un sacrifice.
La victime choisie était devant l'autel,
le poil déjà couvert de farine et de sel,
et le prêtre déjà versait le vin du vase
sur cet endroit du front où la corne a sa base,
disant : « dieu Quirinus, prends ces libations,
« et que Rome soit grande entre les nations. »
il se tut, et chacun frémit dans une attente.
Soudain on entendit une voix éclatante :
tout le temple en trembla : « loin de moi ces taureaux!
« qu'ai-je à faire du sang des grossiers animaux?
« je veux du sang humain. Il me faut en offrande
« le sang pur d'une femme, et Rome sera grande. »
ainsi parla le dieu. Dans ce même moment,
le taureau disparut sans que l'on sût comment;
et je me trouvai, moi, sur l’autel étendue,
à sa place, attendant la hache suspendue...
et comme j'étais là, pâlissante... un serpent
sort d’un pilier qui s’ouvre, et s’avance en rampant,
traînant par le pavé ses anneaux qu’il déploie
lentement, longuement, comme sûr de sa proie.
Il monte... et sur mon corps colle ses nœuds glacés.
Je sentais mes cheveux affreusement dressés;
ma chair se hérissait sous cette étreinte humide,
mais ma voix s’étranglait dans mon gosier aride.
J’essayais de bouger, et je ne pouvais pas;
fixe d’horreur. Comme un immense bras,
le monstre cependant m’enveloppe, puis lève
sa tête d’où sortait un dard fait comme un glaive.
Il fixe sur mes yeux ses yeux, ardents flambeaux;
il me souffle au visage une odeur de tombeaux;
et son dard, savourant l’espoir de la blessure,
sur mon corps qu’il parcourt, médite sa morsure.
Je n’aperçus plus rien alors... mon assassin
avait fui, me laissant un glaive dans le sein.
Et, prodige nouveau! Les gouttes ruisselantes,
qui coulaient de mon cœur sur les pierres sanglantes,
enfantaient en tombant de nombreux bataillons
plus serrés qu’on ne voit les blés dans les sillons.
Et tous ces combattants, dont l’air était superbe,
portaient pour leur enseigne, au lieu du faisceau d’herbe,
une pique d’airain, avec un aigle d’or,
qui menaçait le sud, l’est, l’ouest et le nord.
Enfin je m’éveillai, si pleine de ce rêve,
que je croyais sentir le froid aigu du glaive;
qu’à présent même, encor, je crois que je le sens.
Nourrice, eh bien! Peux-tu m’en expliquer le sens?

LA NOURRICE
Avant que je réponde, il faut que je médite. […]

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