Eugène Sue

Les Mystères de Paris

France   1843

Genre de texte
prose

Contexte
Le rêve se situe dans la première partie du texte qui en compte dix, au chapitre IV intitulé « Histoire du Chourineur ».

Le prince Rodolphe, en habit d’ouvrier, parcourt les rues sombres de la ville en vue de porter secours aux opprimés. Il sauve ainsi Fleur-de-Marie, surnommée la Goualeuse, qui se fait battre par le Chourineur. Regrettant son geste, le Chourineur guide Rodolphe et Fleur-de-Marie dans une maison de jeu, où la jeune femme et lui racontent leur histoire à tour de rôle. Le premier métier du Chourineur consistait à aider les équarrisseurs à égorger les chevaux à Montfaucon, alors qu’il avait dix ou onze ans. Vers l’âge de seize ans, il commence à prendre plaisir à son travail et à ne penser qu’à tuer. Il est alors renvoyé et s’enrôle dans l’armée. Un jour, son sergent le bouscule et, fou de rage, le Chourineur perd la carte, blesse deux soldats et tue le sergent. Il est condamné à mort, mais, au lieu d’être exécuté, il est envoyé au pré, c’est-à-dire aux galères, où il reste pendant quinze ans. Toutes les nuits, il revoit son crime en rêves.

Texte témoin
Édition établie par Francis Lacassin, Paris, R. Laffont, 1996, page 65.




Un cauchemar récurrent

Il égorge ses frères

– Tu as donc eu des remords, Chourineur?

– Des remords! Non, puisque j'ai fait mon temps, dit le sauvage; mais autrement il ne se passait presque pas de nuit où je ne visse, en manière de cauchemar, le sergent et les soldats que j'ai chourinés, c'est-à-dire ils n'étaient pas seuls, ajouta le brigand avec une sorte de terreur; ils étaient des dizaines, des centaines, des milliers à attendre leur tour dans une espèce d'abattoir, comme les chevaux que j'égorgeais à Montfaucon attendaient leur tour aussi. Alors je voyais rouge, et je commençais à chouriner… à chouriner sur ces hommes, comme autrefois sur les chevaux. Mais, plus je chourinais de soldats, plus il en revenait. Et en mourant ils me regardaient d'un air si doux, si doux que je me maudissais de les tuer; mais je ne pouvais pas m'en empêcher. Ce n'était pas tout... je n'ai jamais eu de frère, et il se faisait que tous ces gens que j'égorgeais étaient mes frères... et des frères pour qui je me serais mis au feu. À la fin, quand je n'en pouvais plus, je m'éveillais tout trempé d'une sueur aussi froide que de la neige fondue.

- C'était un vilain rêve, Chourineur.

– Oh! oui, allez. Eh bien! dans les premiers temps que j'étais au pré, toutes les nuits je l'avais... ce rêve-là. Voyez-vous, c'était à en devenir fou ou enragé. Aussi deux fois j'ai essayé de me tuer, une fois en avalant du vert-de-gris, l'autre fois en voulant m'étrangler avec une chaîne; mais je suis fort comme un taureau. Le vert-de-gris m'a donné soif, voilà tout. Quant au tour de chaîne que je m'étais passé au cou, ça m'a fait une cravate bleue naturelle. Après cela, l'habitude de vivre a repris le dessus, mes cauchemars sont devenus plus rares, et j'ai fait comme les autres.

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