Léon Tolstoï

La Guerre et la Paix

Russie   1869

Genre de texte
Roman

Contexte
Ce rêve fait suite au précédent et est également tiré du journal intime de Pierre. Même s’il avait repris la vie commune avec sa femme, Pierre faisait chambre à part. Il est à noter que lors de son introduction dans l’Ordre, Pierre n’avait pas présenté la paresse comme son défaut principal, mais la luxure.

Notes
Ossip Alexeievitch est un des grands maîtres de la franc-maçonnerie russe. Il a été à l’origine de la conversion de Pierre.

Texte témoin
Traduction française d'Elisabeth Guertik, Lausanne, Éditions Rencontre, 1971, vol. 2, p. 233-234.




Rêve de Pierre (2)

Le devoir conjugal

7 décembre. J’ai rêvé que Ossip Alexeievitch était chez moi et que j’en étais heureux et voulais le bien traiter. Je bavarde sans arrêt avec d’autres quand soudain je me rends compte que cela ne peut lui être agréable, et je désire m’approcher de lui et le serrer dans mes bras. Mais à peine me suis-je approché que je vois son visage se transfigurer, rajeunir, et il me dit tout bas quelques mots sur la doctrine de l’Ordre, si bas que je ne puis entendre. Puis nous sommes tous sortis de la pièce, et alors il s’est passé quelque chose de bizarre. Nous étions assis ou couchés par terre. Il me parlait. Et moi je voulus lui montrer ma sensibilité et, sans l’écouter, je m’imaginais l’état de mon être intérieur et la grâce divine qui me visite. Des larmes me montèrent aux yeux et j’étais content qu’il les eût remarquées. Mais il me lança un regard maussade et se leva vivement en coupant court à la conversation. Intimidé, je lui demandai si c’est de moi qu’il avait parlé; mais il ne répondit rien, se montra cordial avec moi, puis nous nous trouvâmes soudain dans ma chambre à coucher où il y a un lit à deux places. Il se coucha sur le bord du lit et je brûlais du désir de lui témoigner mon affection et de m’étendre à ses côtés. Et il me demanda : « Dites-moi en toute franchise quelle est votre principale passion ? La connaissez-vous ? Je pense que maintenant vous devez la connaître. » Troublé par cette question, je répondis que la paresse était mon principal défaut. Il hocha la tête d’un air incrédule. Et je lui dis, encore plus troublé, que tout en vivant avec ma femme, selon son conseil, ce n’était pas comme son mari. A cela il répliqua qu’il ne fallait pas priver ma femme de caresses, me donnant à entendre que tel était mon devoir. Mais je répondis que cela me faisait honte, et soudain tout disparut. Je me réveillai et je trouvai dans mon esprit ce texte des Saintes Écritures : « Et la vie était la lumière des hommes. Et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont point reçue. » Le visage de Ossip Alexeievitch était jeune et lumineux. Le même jour, j’ai reçu une lettre du bienfaiteur où il me parle des devoirs conjugaux.

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