(Charles Marie Leconte dit) Leconte de Lisle

Poèmes tragiques

France   1886

Genre de texte
poésie

Contexte
Le rêve se situe dans le trentième poème du recueil, qui en compte 39, intitulé « Le lévrier de Magnus 1884 ».

Âgé de quatre-vingts ans, le duc Magnus vit, retiré, dans sa demeure sur les bords du Rhin en compagnie de trois sarrasins qu’il a capturés et de son lévrier. Il se rappelle les événements de sa vie, dont sa participation aux Croisades contre juifs et musulmans qui l’a amené à renier son honneur et sa foi en se faisant brigand. Un jour, ses hommes et lui attaquent l’abbaye de Carmel, violent et tuent les nonnes, dont l’abbesse Alix qui se suicide après avoir perdu son honneur. Après s’être remémoré ces événements, le duc Magnus s’endort et fait un songe.

Texte témoin
Paris, Lemerre S. D., p. 137-142.




Cauchemars vengeurs

La sanction du feu

Le duc Magnus s’assied sur l’escabelle, à l’angle
du foyer, clôt les yeux, et rêve qu’il s’endort.
Quel sommeil! Plus heureux sur son grabat de sangle
le misérable serf, harassé, maigre et nu,
meurtri par le collier de cuivre qui l’étrangle!
Lui, du moins, peut rêver qu’en un monde inconnu,
en un ciel ignorant l’opprobre et l’esclavage,
un jour, il montera, libre et le bienvenu!
Et plus heureux aussi le mendiant sauvage
qui dort, repu parfois, et sans penser à rien,
sous quelque porche, ou sur le fumier du village!
Des fantômes hideux, d’un vol aérien,
enveloppent Magnus, comme les sauterelles
que l’été multiplie au désert syrien.
Ces apparitions, formes surnaturelles,
moines, turks, prêtres, juifs, femmes de tout pays,
les bras roidis vers lui, se le montrent entre elles.
Tous ceux qu’il a connus, reniés et trahis,
dépouillés, égorgés, les voici! C’est la foule
de ses mauvais désirs soixante ans obéis.
Leur tourbillon s’accroît, se presse, se déroule,
et chacun d’eux l’asperge, avec un souffle chaud,
du sang infect et noir qui de leurs lèvres coule.
Leurs cris, parmi le vent furieux, et plus haut,
l’assourdissent, pareils aux clameurs enragées
de soudards écumants qui montent à l’assaut.
Il voit le flamboiement des villes saccagées,
et se tordre, pendant l’inoubliable nuit,
les nonnes du Carmel lâchement outragées.
Puis cela se confond, passe, et s’évanouit;
mais, cette vision à peine dissipée,
quelque chose de plus effroyable la suit.
Devant sa face froide et de sueur trempée,
le chien mystérieux, se redressant soudain,
lui darde au coeur des yeux aigus comme une épée.
La bête se transforme en un visage humain,
en un corps revêtu d’une robe de bure,
blanche et noire, selon le rituel romain.
Et Magnus reconnaît cette pâle figure;
il entend cette voix qui, jadis, supplia,
par la vierge et les saints, son âme altière et dure.
C’est elle! C’est l’abbesse Alix! Ciel! Il y a
bien des jours, bien des ans, un siècle, qu’elle est morte.

Que veut-elle à celui qui jamais n’oublia?
Pourquoi le fer sanglant, la dague qu’elle porte
au coeur? Et ce stigmate à son front triste et beau?
Or, le spectre d’Alix lui parle de la sorte :
– Magnus! Ma chair mortelle et tombée en lambeau,
cette chair que ton crime a faite ta complice,
ne gît plus insensible au fond de son tombeau.
Afin que le décret éternel s’accomplisse,
afin que, pure encore, elle en puisse sortir,
elle se purifie au feu d’un long supplice.
Et mon âme, qui souffre avec mon corps martyr,
a reçu mission d’éveiller dans la tienne
l’incessante terreur qui mène au repentir.
Car tes crimes n’ont point tué ta foi chrétienne,
et, pour braver le dieu terrible que tu crois,
tu n’as que ton orgueil têtu qui te soutienne.
ô malheureux! L’enfer entr’ouvre ses parois!
Donne à Jésus trahi ta minute suprême,
pousse un cri de détresse au rédempteur en croix!
Sinon, meurs, renégat, qui te mens à toi-même,
que ma pitié veilla tant de nuits et de jours,
mettant une épouvante après chaque blasphème!
Mais, avant de tomber au gouffre, et pour toujours,
vois ces noirs sarrasins, ces compagnons funèbres,
debout contre ton mur, roides, muets et sourds.
Ce sont les trois démons qui hantent tes ténèbres. –
et Magnus obéit, et les regarde, et sent
comme un frisson d’horreur le long de ses vertèbres.
Un d’eux rampe vers lui, sordide et grimaçant,
l’oeil chassieux, ayant dix griffes qu’il hérisse,
et se rongeant la chair des bras en gémissant :
– reconnais-moi, Magnus! Je suis ton avarice!
Si l’eau de l’océan était de l’or fondu,
je boirais l’océan jusqu’à ce qu’il tarisse!
Viens! Nous boirons cet or bouillant qui nous est dû! –
l’autre démon, armé d’un fer visqueux qui fume,
y lèche un sang humain fraîchement répandu :
– ma haine est sans merci pour tous, ma rage écume,
et mon coeur monstrueux fait sa félicité
des membres que je tranche ou que le feu consume.
J’aime l’horrible cri mille fois répété
du païen torturé, du juif qu’on écartelle.
Reconnais-moi, Magnus! Je suis ta cruauté! –
le troisième démon, spectre d’une horreur telle
que Gomorrhe en a seule entrevu d’approchant,
se révèle dans son infamie immortelle.
Larve, chacal, crapaud, vil, immonde et méchant,
suant l’obscénité sans honte et sans mesure,
il se dresse, se tord, et bave en se couchant.
Chacun de ses regards est une flétrissure,
son aspect souillerait la splendeur du ciel bleu :
– reconnais-moi, Magnus! Vois! Je suis ta luxure! –
le vieux duc gronde et dit : – par Satan, ou par Dieu!

La vision de ces trois monstres est fort laide;
mais suis-je donc un pleutre à trembler pour si peu?
Est-ce à moi de blêmir et de crier à l’aide
quand un spectre de nonne une nuit m’apparaît?
Le réveil va chasser le songe qui m’obsède.
– Magnus! Magnus! Le feu dévorateur est prêt :
l’opale coule autour de ton doigt qu’elle enflamme.
Oh! Repens-toi! Préviens l’irrévocable arrêt.
– non! Dit Magnus. Pourquoi Dieu m’a-t-il forgé l’âme
de façon qu’elle rompe et ne puisse ployer?
Puisqu’il l’a faite ainsi, qu’il en porte le blâme! –
il dit cela! La gueule immense du foyer
s’embrase plus béante, et plus rouge flamboie;
et les souches de chêne y semblent tournoyer.
Une griffe en jaillit, avide de sa proie,
saisit l’homme à la gorge irrésistiblement,
et rentre, au rire affreux de l’infernale joie.
Le roc tremble. La foudre, en un rugissement,
éclate. Le donjon, comme une nef qui sombre,
tressaille, se lézarde, et croule tout fumant.
Et c’est pourquoi, depuis, après des ans sans nombre,
quand souffle, aux nuits d’hiver, l’ouragan furieux,
on voit, sur le rocher où gît l’ancien décombre,
errer un grand chien noir qui hurle aux mornes cieux.

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