Au pays des ombres

28 novembre 1862.

Gisette me conte ceci : « il y a eu deux mois, j’ai eu un rêve bien étrange. J’étais dans les jardins magnifiques, des jardins comme il y en a dans les rêves. J’ai vu s’approcher de moi une ombre toute blanche, que j’ai parfaitement reconnue : c’était Rose Chéri. Je me suis sauvée. En un instant, elle était encore près de moi. Elle m’a dit : "nous avons été amies sur la terre. Pourquoi te sauves-tu? On est très heureuse ici; tu y viendras bientôt." Derrière elle, j’ai vu deux ou trois personnes, qui ne m’ont pas parlé, – entre autres Hector Crémieux. Le matin, je me suis réveillée, plutôt heureuse qu’attristée. J'ai pensé que si ce songe était vrai, c'était que Dieu avait permis à Rose Chéri de me prévenir pour que j'eusse le temps de me préparer... à déjeuner, je le raconte à Dennery. Je le vois devenir tout triste. Je me fais des reproches de l'avoir ainsi attristé, je me dis qu'il est frappé pour moi; enfin, tous les reproches qu'on peut se faire. Il ne dit pas un mot tout le déjeuner, il reste le nez dans son assiette. Enfin au bout d'une demi-heure, il me dit d'un ton très préoccupé : "tu ne m'as pas vu dans ce jardin?" c'était pour lui qu'il avait peur! »