Maxime Ducamp

Mémoires d’un suicidé

France   1853

Genre de texte
roman

Contexte
Le rêve se trouve au chapitre XIII du livre dans une entrée datée du 18 octobre 1852. Le livre se termine au chapitre XVIII, une heure avant la mort du narrateur, le 25 octobre 1852.

Dans ce chapitre le narrateur confie ses impressions sur la mort prématurée de sa mère qui a laissé dans son cœur un vide immense. Il raconte les visites de sa mère dans ses songes.

Texte témoin
Paris, Librairie nouvelle, 1855, p. 277-282.




Il voit sa mère en rêve (2)

Métamorphoses de la mère

Cette nuit encore elle m’a visité; mais cette fois, dans un songe terrible dont le sens m’échappe. J’avais pris de l’opium, selon cette triste habitude que m’ont donnée mes ennuis, et mon rêve s’est poursuivi avec cette continuité lucide qui fait la joie des thériakis. En me réveillant, encore tout tremblant d’épouvante, j’ai écrit ce rêve, tout de suite, avant d’essayer à me rendormir, et je le copie textuellement.

Je me trouvais dans la salle à manger d’un des appartements que j’ai habités, occupé à allumer du feu dans un réchaud qui avait la forme d’une boîte à momie. Ce feu se composait de mèches de coton qui étaient froides quand on y touchait, et qui répandaient une grande chaleur lorsqu’on s’en éloignait; au milieu il y avait du cresson et des dessins à la miniature. Pendant que je soufflais cet étrange brasier, une femme, qui avait été autrefois au service de ma mère et qui s’appelait Julie, entra. Elle ôta son châle, détacha son chapeau sans me voir, et s’adressant à une vieille bonne qui m’a élevé, elle lui dit : «je viens de chez madame; elle vous dit bien des choses; elle ne va ni mieux, ni plus mal; elle meurt toujours.» En entendant ces paroles je me retournai; Julie parut consternée de me voir.

«De qui parlez-vous?» lui dis-je, en fixant mes yeux sur les siens, afin d’y lire sa pensée tout entière. Elle hésita longtemps à me répondre; enfin, elle remua les lèvres, mais de sa bouche il ne sortit aucun bruit; je n’entendais pas ses paroles, je les voyais, je les lisais. Dans cette sorte de langage visible, elle me raconta que ma mère vivait encore. Autrefois, les médecins, afin d’éviter de plus longues angoisses à sa famille, s’étaient décidés, après délibération, à la faire passer pour morte. Dans le but de donner à leur mensonge une apparence irrécusable de vérité, ils avaient feint de faire une autopsie, ce qui est très-facile le soir avec des verres grossissants et des instruments de chirurgie en porcelaine de Saxe. Ensuite, ils avaient mis ma mère dans le cercueil, puis l’en avaient retirée, et s’étaient en allés en écrivant une épitaphe sur leur carte de visite, toujours pour faire croire à la réalité de leur stratagème. Depuis dix-sept ans, elle vivait couchée dans un appartement secret, mourant sans cesse de la même maladie, crue morte par tout le monde, et ne vivant que pour Julie qui allait la voir de temps en temps, et une servante qui faisait auprès d’elle les offices de garde-malade et de femme de chambre.

Malgré la stupeur que me causa cette révélation, il me sembla que déjà j’avais entendu une histoire pareille, que déjà cette confidence m’avait été faite, mais mes souvenirs me servaient mal, et je n’en pouvais préciser l’époque.
J’ordonnai à Julie de me conduire auprès de ma mère, à l’instant, tout de suite.
Immédiatement, et sans transition, je me trouvai montant l’escalier de la maison où pour la dernière fois j’avais vu ma mère. Alors, il me sembla que je me ressouvenais parfaitement; tous les détails de cet événement revinrent à mon esprit. «Comment donc, me disais-je, ai-je pu oublier cette aventure?» Je poussai une porte que je reconnus et j’entrai dans une grande salle où s’élevait un billard qui servait de lit. Les murailles étaient revêtues de stuc jaune, tout autour de la corniche s’allongeait une rangée de turbans verts; aux quatre coins, au-dessous du plafond, il y avait une tête de nègre qui remuait les yeux et saignait du nez. À la place du lustre, un moulin à vent pendait, renversé; ses ailes tournaient avec une grande rapidité. Rien ne me surprit, et je me rappelai être souvent venu dans cet appartement. Cependant, je ne voyais pas ma mère, et je la demandai à Julie. Alors, avec un geste comme on en fait aux enfants qui jouent à cache-cache, elle souleva le rideau d’une couchette que je n’avais pas aperçue, en me disant : «coucou! La voilà!» et je vis ma mère.
Je m’approchai d’elle lentement, je pris sa tête dans mes bras, je l’appuyai contre ma poitrine et je l’embrassai. Je fis cela avec beaucoup de calme, avec une sorte de froideur, comme une chose naturelle qui m’arrivait tous les jours; pourtant, j’étais très-surpris de la voir encore existante.
C’était bien elle cependant; seulement elle me parut maigrie, et ses cheveux me semblèrent plus noirs. Elle me parlait comme à un enfant, et ainsi qu’autrefois, elle m’appelait : cher petiot. Je la câlinais beaucoup et je ne parlais pas. Elle toucha de ses doigts le ruban rouge qui était à ma boutonnière, et me dit : «en quelle composition as-tu été le premier? Tu as donc été bien sage que ton professeur t’a donné la croix?» Je lui répondis en arabe. «Comme tu sais bien le latin maintenant, me dit-elle.» Elle me parla de sa mère, je n’osai pas lui dire qu’elle était morte. Alors, elle me raconta son histoire :
«ah! Cher petiot, me disait-elle, avec une voix dont les accents font vibrer mon coeur lorsque je me les rappelle; ah! Cher petiot, ça m’ennuie bien d’être morte. Personne ne sait que j’existe; la police me tient enfermée ici, me surveille et m’empêche de sortir; mais je pense sans cesse à toi, mon pauvre enfant, tous les dimanches j’espère te voir, parce que je sais que c’est le jour de sortie à ton collège. Je ne vois personne, ni ma mère, ni mes frères, ni mes amies. Ah! Je m’ennuie beaucoup, reprit-elle en pleurant, et je suis fatiguée d’être toujours couchée.»
elle appela sa femme de chambre et lui dit :
«regardez bien mon fils, afin de le reconnaître désormais et de le laisser entrer toutes les fois qu’il voudra venir.»
Par une transition insaisissable et que je ne puis m’expliquer, à sa place je vis un jeune turc à barbe blonde, vêtu d’une redingote verte, prosterné, et qui égrenait un chapelet, en répétant : ya latif! Ya latif! Ya latif! Cependant c’était toujours ma mère. Je lui dis : «maintenant, je suis un homme; j’ai une grande fortune; si vous voulez, j’achèterai une maison de campagne bien retirée où nous vivrons tous deux, heureux et inconnus du monde entier; vous passerez pour une de mes parentes, et nul jamais ne saura que vous existez.»

Elle avait repris sa forme naturelle; elle se leva.
«Vois mon jardin, comme il est beau, me dit-elle.» En effet, par les fenêtres ouvertes, j’aperçus de larges tilleuls jaunis par l’automne. «Voilà dix-sept ans que je ne suis sortie, reprit-elle; tu es grand, tu as de la barbe, tu pourras me défendre; je vais m’habiller et nous irons nous promener ensemble.» Elle s’arrêta et se prit à rire. «C’est que je n’ai que des chapeaux d’il y a dix-sept ans, dit-elle, tout le monde va se moquer de moi dans la rue.»

Je l’engageai alors à se faire simplement une marmotte avec des dentelles noires, et je lui promis de la conduire dans un endroit où personne ne pourrait la reconnaître.

Nous descendîmes un grand escalier où des sources coulaient sous les marches, et nous nous trouvâmes dans le jardin des plantes. Elle était à mon bras et marchait lentement. Des oiseaux chantaient dans les arbres baignés de lumière; il faisait un temps magnifique; le ciel était tout bleu. Elle se réjouissait de cette nature splendide, elle respirait à pleine poitrine et me disait :
«ah! Comme je suis heureuse d’être avec toi, mon enfant; ce soleil me fait du bien, il me retire la terre que j’avais dans les yeux. Mais dans quelle composition as-tu donc obtenu la croix?»

Un auvergnat, chargé d’un orgue de barbarie, nous suivait en jouant le grand air de Piquillo, dont je chantais les paroles à demi-voix.

Nous étions arrivés en face des bâtiments du Muséum; autour du cadran de l’horloge, je reconnus les quatre têtes de nègres qui remuaient les yeux et saignaient du nez.

Au détour d’une allée, un homme qui était gardien des animaux féroces aperçut ma mère et lui dit, d’une voix très-dure, en la menaçant d’un fouet : «de quel droit vous promenez-vous ici? Vous savez bien que vous êtes morte; je vais vous arrêter.» Ma mère me prit à bras le corps, et posa sur ma poitrine sa tête qu’elle agitait convulsivement. À ce moment tout disparut.

Je me trouvai ensuite, toujours au jardin des plantes, dans la galerie intérieure des cellules où sont nourris les animaux vivants. Il y avait beaucoup de curieux et aussi l’auvergnat qui jouait toujours le même air dont je continuais de chanter tout bas les paroles.
Un gardien marchait devant nous et nous racontait l’histoire et les moeurs des différents animaux que nous regardions. Arrivé devant une hyène, il s’arrêta et dit :
«ceci est la superbe hyène de barbarie; son cri ressemble à celui d’un enfant, sa voix se fait entendre depuis le Sahara jusqu’à la place des victoires, elle ne se nourrit que de cadavres, et ne comprend que le dialecte du Mogreb.»
Je regardai la hyène qui fixait sur moi des yeux pleins de larmes, et dans cet animal immonde je reconnus ma mère. «j’ai faim, me dit-elle; on ne me donne pas à manger!»

je passai la main à travers les barreaux pour la caresser; elle se jeta sur moi et me coupa le poignet d’un seul coup de ses mâchoires. Je poussai un cri et je me réveillai. J’avais réellement crié, car mon lévrier, qui couche toujours dans ma chambre, était debout sur ses pattes et grognait sourdement.

Ce rêve m’a troublé plus que je ne voudrais.

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