Joris-Karl Huysmans

En rade

France   1887

Genre de texte
roman

Contexte
Ce rêve se situe à la fin du neuvième chapitre.

Jacques Marles et sa femme Louise font une retraite en campagne au château de Lourps afin d'améliorer l'état de santé de celle-ci. Étant parisiens, ils se sont adaptés tant bien que mal à la vie en province qui a ses avantages et ses inconvénients. Depuis son arrivée à Lourps, Jacques ne cesse de faire des rêves bizarres et parfois même des cauchemars. Il ne s'en souvient cependant jamais à son réveil. Ce rêve survient juste après qu'il ait reçu de Paris une revue scientifique relatant la découverte des ptomaïnes.

Notes
Bologne: ville universitaire italienne.

Alcaloïde: « substance organique basique d'origine végétale, contenant au moins un atome d'azote dans la molécule » (PR).

Ptomaïne: « substance aminée toxique se formant au cours de la putréfaction des protéines animales sous l'effet de bactéries » (PR).

Ivry: L'auteur n'offre pas davantage de précisions sur cette ville. Il pourrait s'agir d'Ivry-la-Bataille ou d'Ivry-sur-Seine, la première se situant dans l'arrondissement d'Évreux et la seconde dans celui de Créteil.

Exhumateurs : ce mot n'existe pas en français.

Commentaires
Canovas : p. 27, 52, 53, 56, 63, 87, 142, 143 et 147.

Pierrot : p. 117 et 120.

Jean Borie, « Les Besoins et les rêves : épisodes, crises, cures et régimes », dans Huysmans : le Diable, le célibataire et Dieu, Paris, Grasset, 1991, p. 81-89.

Texte témoin
Joris-Karl Huysmans, Œuvres complètes : En rade, vol. IX, Paris, Les Éditions G. Crès et Cie, 1928, p. 205-210.

Édition originale
Joris-Karl Huysmans, En rade, Paris, Tresse et Stock, 1887.

Édition critique
Joris-Karl Huysmans, En rade, Paris, Gallimard (coll. « Folio »), 1984, p. 182-186.




Le 2e rêve de Jacques Marles

Merveilles de la ptomaïne

Un article l'intéressa et l'induisit à de longues rêveries. Quelle belle chose, se dit-il, que la science ! voilà que le professeur Selmi, de Bologne*, découvre dans la putréfaction des cadavres, un alcaloïde*, la ptomaïne*, qui se présente à l'état d'huile incolore et répand une lente mais tenace odeur d'aubépine, de musc, de seringat, de fleur d'oranger ou de rose.

Ce sont les seules senteurs qu'on ait pu trouver jusqu'ici dans ces jus d'une économie en pourriture, mais d'autres viendront sans doute; en attendant, pour satisfaire aux postulations d'un siècle pratique qui enterre, à Ivry*, les gens sans le sou à la machine et qui utilise tout, les eaux résiduaires, les fonds de tinettes, les boyaux des charognes et les vieux os, l'on pourrait convertir les cimetières en usines qui apprêteraient sur commande, pour les familles riches, des extraits concentrés d'aïeuls, des essences d'enfants, des bouquets de pères.

Ce serait ce qu'on appelle, dans le commerce, l'article fin; mais pour les besoins des classes laborieuses qu'il ne saurait être question de négliger, l'on adjoindrait à ces officines de luxe, de puissants laboratoires dans lesquels on préparerait des parfums en gros; il serait, en effet, possible de les distiller avec les restes de la fosse commune que personne ne réclame; ce serait l'art de la parfumerie établi sur de nouvelles bases, mis à la portée de tous, ce serait l'article camelote, la parfumerie pour bazar laissée à très bon prix, puisque la matière première serait abondante et ne coûterait, pour ainsi dire, que les frais de main-d'œuvre des exhumateurs* et des chimistes.

Ah ! je sais bien des femmes du peuple qui seraient heureuses d'acheter pour quelques sous des tasses entières de pommades ou des pavés de savon, à l'essence de prolétaire !

Puis quel incessant entretien du souvenir, quelle éternelle fraîcheur de la mémoire n'obtiendrait-on pas avec ces émanations sublimées de morts ! — A l'heure actuelle, lorsque de deux êtres qui s'aimèrent, l'un vient à mourir, l'autre ne peut que conserver sa photographie et, les jours de Toussaint, visiter sa tombe. Grâce à l'invention des ptomaïnes, il sera désormais permis de garder la femme qu'on adora, chez soi, dans sa poche même, à l'état volatil et spirituel, de transmuer sa bien-aimée en un flacon de sel, de la condenser à l'état de suc, de l'insérer comme une poudre dans un sachet brodé d'une douloureuse épitaphe, de la respirer, les jours de détresse, de la humer, les jours de bonheur, sur un mouchoir.

Sans compter qu'au point de vue des facéties charnelles nous serions peut-être enfin dispensés d'entendre, le moment venu, l'inévitable « appel à la mère » puisque cette dame pourrait être là, et reposer déguisée en une mouche de taffetas ou mêlée à fard blanc, sur le sein de sa fille, alors que celle-ci se pâme, en réclamant son aide parce qu'elle est bien sûre qu'elle ne peut venir.

Ensuite, le progrès aidant, les ptomaïnes qui sont encore de redoutables toxiques, seront sans doute dans l'avenir absorbées sans aucun péril; alors, pourquoi ne parfumerait-on pas avec leurs essences certains mets ? pourquoi n'emploierait-on pas cette huile odorante comme on se sert des essences de cannelle et d'amande, de vanille et de girofle, afin de rendre exquise la pâte de certains gâteaux ? de même que pour la parfumerie, une nouvelle voie tout à la fois économique et cordiale, s'ouvrirait pour l'art du pâtissier et du confiseur.

Enfin ces liens augustes de la famille que ces misérables temps d'irrespect desserrent et relâchent, pourraient être certainement affermis et renoués par les ptomaïnes. Il y aurait, grâce à elles, comme un rapprochement frileux d'affection, comme un coude à coude de tendresse toujours vive. Sans cesse, elles susciteraient l'instant propice pour rappeler la vie des défunts et la citer en exemple à leurs enfants dont la gourmandise maintiendra la parfaite lucidité du souvenir.

Ainsi, le Jour des Morts, le soir, dans la petite salle à manger meublée d'un buffet en bois pâle plaqué de baguettes noires, sous la lueur de la lampe rabattue sur la table par un abat-jour, la famille est assise. La mère, une brave femme, le père caissier dans une maison de commerce ou dans une banque, l'enfant tout jeune encore, récemment libéré des coqueluches et des gourmes, maté par la menace d'être privé de dessert, le mioche a enfin consenti à ne pas tapoter sa soupe avec une cuiller, à manger sa viande avec un peu de pain.

Il regarde, immobile, ses parents recueillis et muets. La bonne entre, apporte une crème aux ptomaïnes. Le matin, la mère a respectueusement tiré du secrétaire Empire, en acajou, orné d'une serrure en trèfle, la fiole bouchée à l'émeri qui contient le précieux liquide extrait des viscères décomposés de l'aïeul. Avec un compte-gouttes, elle-même, a instillé quelques larmes de ce parfum qui aromatise maintenant la crème.

Les yeux de l'enfant brillent; mais il doit, en attendant qu'on le serve, écouter les éloges du vieillard qui lui a peut-être légué, avec certains traits de physionomie, ce goût posthume de rose dont il va se repaître.

— Ah ! c'était un homme de sens rassis, un homme franc du collier et sage, que grand-papa Jules ! Il était venu en sabots à Paris et il avait toujours mis de côté, alors même qu'il ne gagnait que cent francs par mois. Ce n'est pas lui qui eût prêté de l'argent sans intérêts et sans caution ! pas si bête; les affaires avant tout, donnant, donnant; et puis, quel respect il témoignait aux gens riches ! — Aussi, est-il mort révéré de ses enfants, auxquels il laisse des placements de père de famille, des valeurs sûres !

— Tu te le rappelles, grand-père, mon chéri ?

— Nan, nan, grand-père ! crie le gosse qui se barbouille de crème ancestrale les joues et le nez.

— Et ta grand-mère, tu te la rappelles aussi, mon mignon ?

L'enfant réfléchit. Le jour de l'anniversaire du décès de cette brave dame, l'on prépare un gâteau de riz que l'on parfume avec l'essence corporelle de la défunte qui, par un singulier phénomène, sentait le tabac à priser lorsqu'elle vivait et qui embaume la fleur d'oranger, depuis sa mort.

— Nan, nan, aussi grand-mère ! s'écrie l'enfant.

— Et lequel tu aimais le mieux, dis, de ta grand-maman ou de ton grand-papa ?

Comme tous les mioches qui préfèrent ce qu'ils n'ont pas à ce qu'ils touchent, l'enfant songe au lointain gâteau et avoue qu'il aime mieux son aïeule; il retend néanmoins son assiette vers le plat du grand-père.

De peur qu'il n'ait une indigestion d'amour filial, la prévoyante mère fait enlever la crème.

Quelle délicieuse et touchante scène de famille ! se dit Jacques, en se frottant les yeux. Et il se demanda, dans l'état de cervelle où il se trouvait, s'il n'avait pas rêvé, en somnolant, le nez sur la revue dont le feuilleton scientifique relatait la découverte des ptomaïnes.

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