Sade

Aline et Valcour

France   1795

Genre de texte
roman

Contexte
Valcour est fiancé à Aline de Blamont. Le rêve survient alors que Valcour vient de quitter Aline pour un séjour à l’étranger. La vision annonce les sombres événements qui se préparent : le père dénaturé fera empoisonner sa femme et emmènera Aline dans son château pour qu’elle y devienne la femme d’un de ses compagnons de libertinage. Révoltée, Aline cherchera son salut dans la mort.

Texte témoin
Aline et Valcour, Édition établie par Béatrice Didier, Paris, Le Livre de poche, 1976, p. 349-351.




Sombre vision

Lettre LXV de Valcour à Déterville

Je n’eus pas fait deux lieues, que la nuit qui tomba tout à coup me fit craindre de m’égarer comme la veille ; l’état dans lequel j’étais d’ailleurs, ne permettant pas même à mon esprit la possibilité de me conduire, je résolus d’attendre au pied d’un arbre que l’astre, en venant consoler la terre, ramenât, s’il était possible, un peu de calme au fond de mon cœur agité. Je m’étendis au pied d’un chêne antique, et m’abîmant dans mes idées, me livrant à la sombre mélancolie qui semblait appesantir à la fois tous mes sens, je trouvai par la violence même de mes chagrins la possibilité d’un instant de repos... que n’eût pas obtenu mon âme dans un état où, mois anéantie, la douleur l’eût pressée avec moins de force.

Je m’endormis... À peine le fus-je, qu’un fantôme effroyable apparut aussitôt à mes sens enchaînés... Je le vois encore... J’écris que je rêvais... mais je n’oserais pas l’affirmer... l’impression fut trop vive... Non, mon ami, je ne rêvais pas... Je l’ai vu ce fantôme... il était vêtu de noir... il avait celle du père d’Aline... il tenait à la main... pardonne mon désordre... il tenait par les cheveux la tête de cette fille chérie... il la secouait sur mon sein... il mêlait les flots de sang qui en découlaient à ceux qui jaillissaient de mes blessures rouvertes... et il me disait, en m’offrant cet épouvantable spectacle... oui, mon ami, il me le disait... ses paroles ont frappé mon oreille, je ne dormais point... il me disait, le cruel : «Voilà celle que tu veux épouser... frémis, tu ne la reverras plus.» J’ai jeté mes bras vers ce fantôme, j’ai voulu lui ravir cette tête précieuse et la porter sanglante sur mes lèvres, mais je n’ai pu saisir qu’une ombre : tout a disparu dans l’instant, il n’est plus resté de réel que la terreur et le désespoir.

Je me suis levé dans une mortelle agitation... j’ai poursuivi ma route au hasard. Différentes ombres gigantesques, produites par les reflets de la lune sur les arbres qui m’environnaient, semblaient prêter encore plus de réalité à la vision lugubre que je venais d’avoir. En ce moment cruel, j’aurais donné ma vie pour entendre encore une seule parole de mon Aline, pour fixer in instant ses regards ; à la fois ému par mille pensées différentes... en proie tour à tour à mille tourments divers, tantôt je voulais revoler sur mes pas, tantôt je voulais terminer mes jours, pour ne pas survivre au moins à celle que mon imagination venait de me faire voir expirée... Enfin le soleil se leva, et mieux conduit par le hasard que par l’incertitude de mes pas chancelants, je rentrai dans la ville, dont je repartis au bout de quelques heures pour joindre mon domestique à Auxerre, et gagner, comme je le pourrais, Dijon, d’où je t’écris... que je quitterai bientôt également pour sortir enfin de France, et mériter par l’exacte exécution des ordres qui me sont donnés, l’estime et la confiance des deux sincères amies qui ont bien voulu me les prescrire. Adieu, voilà une lettre bien longue et des détails bien déchirants, mais on calme ses maux en les versant dans le sein d’un ami. Presse-toi d’aller voir ces deux objets de ma tendresse ; instruis-moi de leur sort... entretiens-les de moi... rapporte-moi jusqu’à leurs moindres pensées, et songe que les véritables soins de l’amitié sont de servir l’amour au désespoir.

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