Alice Rivaz

Jette ton pain

Suisse   1978

Genre de texte
Roman

Contexte
Le récit se situe environ aux deux tiers de la première partie du livre qui en compte deux.

Christine est une jeune femme qui habite avec sa vieille mère, Mme Grave, dans un petit logement depuis sept ans. Elle passe sa vie à sacrifier ses besoins, rêves et désirs pour s’occuper de sa mère à demi impotente. Voir sa mère vieillir et souffrir sous ses yeux amène Christine à faire des rêves angoissants.

Texte témoin
Paris : Gallimard, 1978, p. 76-78.




Vision funèbre

Sa mère dans le placard

Voilà ce que Christine n’avait pas prévu : qu’auprès d’elle, et non près de l’époux, sa mère s’acheminerait à son tour vers sa dernière transformation, subirait sous ses yeux stupéfaits et terrifiés, dans chacun de ses organes, de ses os, dans tout son pauvre corps condamné, le sournois traitement, l’ultime préparation en vue de sa dissolution. Quand, comment ? Mon dieu, que le scandale de cette exécution capitale imméritée (le salaire du péché c’est la mort, dit la Bible) ne s’accompagne pas d’intolérables souffrances ! L’horreur de tout ce que pourrait endurer sa mère sous ses yeux en cette ultime opération vient la hanter presque chaque nuit depuis des années, la plonge dans les pires cauchemars chaque fois qu’elle s’assoupit. Alors, en rêve elle la voit soumise à toutes sortes de mauvais traitements qu’elle est impuissante à prévenir et faire cesser. Elle la découvre abandonnée au bord d’un chemin désert, portant des traces de coups – presqu’un corps d’enfant –, ou tout aplati comme si elle avait passé sous un rouleau compresseur; ou encore elle rêve que sa mère commet les pires imprudences, se promène en chemise de nuit pieds nus dans la neige, puis dans cet accoutrement, chargée de paquets et de disques (?), monte dans un train déjà en marche. A ce spectacle son cœur s’arrête, elle se réveille mouillée de sueur. Dans ces conditions mieux vaut ne pas se rendormir mais veiller, veiller sans cesse comme elle le fait cette nuit une fois de plus. O vie difficile, long trop long hiver... tant de bois mort, d’oiseaux sans nid, perdus... gel impitoyable qui fige les os... Non, ce n’est pas possible, où est-elle ? Elle a disparu ! Christine a beau regarder autour d’elle, c’est le désert... Ah ! c’est bien sa manière de faire, ses idées déraisonnables, folles, son obstination, sa sénilité ! A tout prix la retrouver, la ramener à la maison s’il en est encore temps, afin de la protéger contre elle-même ! Vite, vite, Christine, lève-toi ! Mais c’est difficile, ligotée comme elle l’est, par qui... pourquoi ? Par elle ne sait trop quelles sortes de lanières où ses doigts impatients et maladroits s’accrochent... Vie, décidément intenable! Et maintenant s’élancer dans le couloir, mais quel couloir ? L’hôpital peut-être ? Non, non, surtout pas ça, jamais sa mère n’aurait consenti... et pourtant, c’est bien là, elle le sent, qu’elle va la... dieu sait dans quel état ! Surtout arriver à temps, avant que... Mais où se trouve sa chambre ? Il n’y a aucune porte, mon dieu qu’a-t-elle pu devenir sans Christine pour la secourir ? Tiens, tout de même une porte, toute petite. Elle l’ouvre. Chambre immense, mais vide, ou presque, on dirait qu’au fond se dresse un lit. Elle s’élance, il est vide ! De terreur, son corps se plie en deux. Mon dieu, où peut-elle bien se cacher ? Tiens, une penderie, qui sait ? Peut-être que quelqu’un l’a... mais ce serait insensé voyons, pourquoi dans une penderie cela ne se fait pas, ça ne tient pas debout... Pressentiment intolérable, puis certitude atroce. Elle n’a plus aucun doute, c’est là qu’on a enfermé sa mère contre sa volonté, c’est là-dedans qu’elle agonise en étouffant ! Vite, vite... ses mains tremblent en tournant la clé, eh bien ! non elle n’y est pas, à moins que... là-haut ? qu’est-ce que ça peut bien être, entreposé sur le rayon supérieur ? Quelque chose de plat dont la présence mystérieuse, insolite, lui donne un coup au cœur... car c’est bien ce qu’elle avait craint par-dessus tout depuis longtemps... – pas même nécessaire de vérifier et pourtant il le faut, elle ne saurait se dérober à cet acte qui la saisit d’horreur.

Mains moites, jambes liquéfiées, elle se hisse sur la pointe des pieds, tend le cou, lève ses deux bras, arrive à toucher l’objet innommable, si léger, presque plat – pire encore que tout ce qu’elle a jamais pu imaginer et pourtant c’est aussi ce qu’elle a craint toute sa vie. Aura-t-elle le courage d’aller jusqu’au bout ? De nouveau son cœur s’arrête... elle sanglote... en effet, la voilà, entreposée dans ce placard, sur le dernier rayon (depuis combien de temps ?), réduite à presque rien. Ce n’est plus qu’une sorte d’épure, de découpage ignoble dans un morceau de carton. Christine reconnaît les traits maternels torturés par la maladie, déformés par la grande vieillesse, quoique schématisés à l’imitation d’une bande dessinée. Elle fond de douleur, mais aussi de tendresse... Elle presse contre sa poitrine l’immonde résidu maternel... Elle va étouffer, jamais elle n’a ressenti encore à ce point la puissance terrible, l’infini absolu de son amour... elle va perdre connaissance, se dissoudre elle aussi... Maman... Maman...

Texte sous droits.

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