Marcel Raymond
Poèmes pour l’absente Genre de texte Contexte Texte témoin
Poésie
Cette œuvre est divisée en deux livres séparés par une section intitulée « Rêves » dans laquelle figurent onze récits de rêves.
Poèmes pour l’absente, Éditions Rencontre, 1968, p. 53-77.
Elle sait qu’elle va mourir
Une nuit, au bal, un bal d’étudiants peut-être. Je suis jeune, mais très faible; à peine si je puis faire quelques pas en chancelant. Je sens la menace (suis-je ivre? rien n’invite à le supposer). Je crains les courants d’air, pour moi et aussi pour un autre qui m’accompagne et ressemble à mon père. Je porte une tasse vide. Où est la soucoupe? La voici enfin, posée sur un guéridon près d’une fenêtre. Cette rondeur m’attire. Je place la tasse au plein milieu de la soucoupe, précautionneusement, car je suis toujours sans force. Alors je vois C., assise dans un fauteuil. Elle est en robe du soir, une robe claire, presque blanche. Elle est encore très jeune. Soudain, je comprends qu’elle va mourir. Et j’ai la certitude qu’elle aussi le sait. Mais elle ne manifeste aucune émotion, ne fait aucun mouvement. Obstinément, elle regarde par la fenêtre : un paysage baigné de lune, une ville aux toits argentés descendant en cascade et enserrant un port où sont des navires en partance. Elle voit ce paysage pour la dernière fois, elle en est sûre ; elle va mourir. Mais il y a une harmonie qu’il ne faut pas rompre. Je ne dis rien. Elle ne dit rien.