Franketienne

Mûr à crever

Antilles   1968

Genre de texte
Roman

Notes
Ce roman de Franketienne présente une structure particulière. En effet, entre les différents chapitres, l’auteur a enchâssé, en italique, des fragments indépendants de la voix du narrateur et sans rapport avec l’intrigue. Il s’agit donc probablement de véritables incursions de l’auteur dans son texte pour livrer de temps en temps au lecteur ses opinions et ses visions, à l’instar de ce rêve.

Texte témoin
Mûr à crever, Port-au-Prince, Éditions Mémoire, 1995, p. 137-140.




Un cauchemar énigmatique

De monstrueuses créatures

Dans ma province natale, tout jeune, j’avais appris des paysans qu’il n’était jamais bon de se coucher le ventre vide. Les dormeurs faméliques, me disaient-ils, se tourmentent dans un sommeil pollué de cauchemars. J’en fis l’expérience sans le vouloir, une nuit que je ne trouvais rien à me mettre sous les dents. Ce soir-là, je m’étais étendu dans mon lit plus tôt que d’habitude, éreinté par le labeur de la journée. Le sommeil ne tarda pas à venir, malgré mon agitation. Mais ce qui s’ensuivit, et qui dut être un cauchemar, demeure jusqu’à présent pour moi une énigme irritante. En marge de la vie courante. Entre le rêve et la réalité :

Je marchais dans une rue étroite, accompagné d’étranges créatures. Monstrueuses. Handicapées. Sorties de la fabrique de quelque démon faussaire. Livrées à la vie sans contrôle. Déversées à la hâte sur le marché des vivants, pour les besoins de la consommation. Il leur manquait respectivement un organe quelconque. Leurs points de différenciation. Un éventail de malformations hideuses. Des visages creusés de trous. Sans le globe oculaire. Des têtes dépourvues d’oreilles. Des corps privés de tête. Des cul-de-jatte. Ils parlaient sans arrêt et semblaient pourtant ne pas se comprendre entre eux. Exercice de langage automatique. Babel dadaïste.

— Où se sont envolés mes yeux de madrépores? Je veux rincer la peau des mots malades à l’air humide. Ma bouche s’ouvre et se ferme, entablure des branches d’étoiles. Je taillerai les tapisseries du ciel pour panser les plaies de la lumière et la lèpre de la lune.

— J’ai vomi mon cerveau par mes narines, sous forme de liqueur bue par les oiseaux de proie, lapée par des chiens ivrognes. Je détacherai ma tête creuse pour une partie de volley-ball.

— J’ai enfoui mon cœur dans la bouteille à la mer. Le message insulte le trône des rois et discrédite le sexe aqueux de mes maîtresses. Abeille, je vole d’arbre en arbre et picore les jeunes fruits.

— Moi, voyageur assoiffé d’espace, je butine et je délire au parfum des étoiles.

— Mes poils abritent des vermines. Levons le rideau de la duperie pour le ressac des mensonges. Les bouffons jettent l’eau de la lessive. Et les vierges jacassent sous les attouchements des matous qui pètent fort en ouvrant leur braguette.

— Préfacier des livres publics, j’annonce le poudroiement des villes abandonnées. Je soupèse les lèvres charnues des poètes. Je décrotte animaux et végétaux de toutes moisissures. J’ouvre les volets des nuages et je jette la tisane de l’assomption à la gorge des buveurs de sang chaud.

— Où sont passés mes pieds et mes bras que je puisse courir embrasser les filles aux enchères, et tenter ma chance dans le parti pris de l’amour? Je mise sans regret mes prunelles sur les pommettes décolorées d’un cadavre anonyme.

— Nous vivons dans la fange. Du matin au soir nous vidangeons les charniers à la recherche des organes qui nous manquent. Ce n’est que peine perdue. Tout se confond et s’empêtre sous des éboulis de roches friables que nous jette un intrus. Il est préférable, compagnons estropiés, que nous cherchions le coupable et que nous le punissions. Il est là. Caché parmi nous.

— Le voici cet intrus! Celui qui n’a jamais parlé. Il est lui sain et sauf. Il s’est moqué de nous. Il ne lui manque aucun organe. Emparons-nous de sa personne. Et distribuons aux mutilés ses membres. Ses oreilles. Ses yeux. Son nez. Son cerveau. Son cœur.

— Oui! Partageons ses organes. Capturons-le vivant!

Et tous ces morceaux d’humanité s’approchèrent de moi. Se ruèrent sur moi. Me ligotèrent à l’aide de tripes. J’ai voulu crier. Je me rendis compte que j’étais aphone et qu’il me manquait la langue. Alors je m’efforçai de leur expliquer que, moi aussi, j’étais comme eux, qu’il me manquait un organe, que j’étais privé de l’usage de la parole. Toutes mes mimiques furent vaines. Pour les convaincre, je sautai des deux pieds. Puis j’ouvris toute grande la bouche. Je me réveillai en sursaut dans mon lit. Trempé de sueur. Essoufflé. Je me levai dans une totale lassitude. Après avoir bu une gorgée d’eau fraîche, je regardai l’heure à ma montre. Cinq heures du matin. Je m’interrogeai sur l’étrangeté du cauchemar qui semblait avoir duré toute la nuit. N’ayant rien compris, j’en parlai, le même jour, à mes amis. Ma stupéfaction fut plus troublante encore de constater que tous ils avaient eu le même cauchemar, avec simplement quelques variantes. Le sommeil agité des dormeurs faméliques, me disaient les paysans, lorsque j’allais passer les vacances en province.

Texte sous droits.

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