Denis Diderot

Le rêve de d’Alembert

France   1769

Genre de texte
Dialogue

Commentaires
Ce rêve passe généralement pour «l'exemple le plus pur d'un onirisme factice, dénaturé par sa fonction de simple stratagème permettant la présentation d'idées plus ou moins audacieuses, mais très-conscientes» (Jean-Daniel Gollut, Conter les rêves, p. 26).
Toutefois, le même auteur ajoute que la fiction du rêve pourrait aussi être justifiée par une «conviction plus importante: celle qui verrait dans le rêve une activité mentale de nature à promouvoir des façons de penser inédites, suceptibles de permettre une approche originale de questions que la raison dirigée peine ou hésite à aborder de front».

Texte témoin
Œuvres complètes, éd. Assézat-Tourneux, Paris, Garnier Frères, 1875, tome 2, pp. 122-181




Le rêve de d’Alembert

Unité profonde du vivant

BORDEU. Oui, jusqu'à ce qu'on vous pique l'une ou l'autre; alors la distinction renaît. Il y a donc en vous quelque chose qui n'ignore pas si c'est votre main ou votre cuisse qu'on a piquée, et ce quelque chose-là, ce n'est pas votre pied, ce n'est pas même votre main piquée, c'est elle qui souffre, mais c'est autre chose qui le sait et qui ne souffre pas.
Mlle DE L'ESPINASSE. Mais je crois que c'est ma tête.
BORDEU. Toute votre tête?
Mlle DE L'ESPINASSE. Non ; mais tenez, Docteur; je vais m'expliquer par une comparaison; les comparaisons sont presque toute la raison des femmes et des poètes. Imaginez une araignée...
D'ALEMBERT. Qui est-ce qui est là?.. Est-ce vous Mademoiselle de l'Espinasse?
Mlle DE L'ESPINASSE. Paix, paix... (Mlle de l'Espinasse et le Docteur gardent le silence pendant quelque temps, ensuite Mlle de l'Espinasse dit à voix basse) Je le crois rendormi.
BORDEU. Non, il me semble que j'entends quelque chose.
Mlle DE L'ESPINASSE. Vous avez raison; est-ce qu'il reprendrait son rêve?
BORDEU. Écoutons.
D'ALEMBERT. Pourquoi suis-je tel? c'est qu'il a fallu que je fusse tel... Ici, oui, mais ailleurs? au pôle? mais sous la ligne? mais dans Saturne ?... Si une distance de quelques milliers de lieues change mon espèce, que ne fera point l'intervalle de quelques milliers de diamètres terrestres ?…Et si tout est en flux général, comme le spectacle de l'univers me le montre partout, que ne produiront point ici et ailleurs la durée et les vicissitudes de quelques millions de siècles ?... Qui sait ce qu'est l'être pensant ou sentant en Saturne ?... Mais y a-t-il en Saturne du sentiment et de la pensée... pourquoi non?... L'être sentant et pensant en Saturne aurait-il plus de sens que je n'en ai ?... Si cela est, ah! qu'il est malheureux le Saturnien !... Plus de sens, plus de besoins
BORDEU. Il a raison; les organes produisent les besoins, et réciproquement les besoins produisent les organes
Mlle DE L'ESPINASSE. Docteur, délirez-vous aussi?
BORDEU. Pourquoi non? J'ai vu deux moignons devenir à la longue deux bras.
Mlle DE L'ESPINASSE. Vous mentez.
BORDEU. Il est vrai, mais au défaut de deux bras qui manquaient, j'ai vu deux omoplates s'allonger, se mouvoir en pince, et devenir deux moignons.
Mlle DE L'ESPINASSE. Quelle folie!
BORDEU. C'est un fait. Supposez une longue suite de générations manchotes, supposez des efforts continus, et vous verrez les deux côtés de cette pincette s'étendre, s'étendre de plus en plus, se croiser sur le dos, revenir par devant, peut-être se digiter à leurs extrémités, et refaire des bras et des mains. La conformation originelle s'altère ou se perfectionne par la nécessité et les fonctions habituelles. Nous marchons si peu, nous travaillons si peu et nous pensons tant, que je ne désespère pas que l'homme ne finisse par n'être qu'une tête.
Mlle DE L'ESPINASSE. Une tête! une tête! c'est bien peu de chose; j'espère que la galanterie effrénée... Vous me faites venir des idées bien ridicules.
BORDEU. Paix.
D'ALEMBERT. Je suis donc tel, parce qu'il a fallu que je fusse tel. Changez le tout, vous me changez nécessairement; mais le tout change sans cesse... L'homme n'est qu'un effet commun, le monstre qu'un effet rare; tous les deux également naturels, également nécessaires, également dans l'ordre universel et général... Et qu'est-ce qu'il y a d'étonnant à cela ?... Tous les êtres circulent les uns dans les autres, par conséquent toutes les espèces... tout est en un flux perpétuel... Tout animal est plus ou moins homme; tout minéral est plus ou moins plante; toute plante est plus ou moins animal. Il n'y a rien de précis en nature... Le ruban du père Castel !... Oui, père Castel, c'est votre ruban et ce n'est que cela. Toute chose est plus ou moins une chose quelconque, plus ou moins terre, plus ou moins eau, plus ou moins air, plus ou moins feu; plus ou moins d'un règne ou d'un autre... donc rien n'est de l'essence d'un être particulier... Non, sans doute, puisqu'il n'y a aucune qualité dont aucun autre être ne soit participant... et que c'est le rapport plus ou moins grand de cette qualité qui nous la fait attribuer à un être exclusivement à un autre... Et vous parlez d'individus, pauvres philosophes! laissez là vos individus; répondez-moi. Y a-t-il un atome en nature rigoureusement semblable à un autre atome ?... Non... Ne convenez-vous pas que tout tient en nature et qu'il est impossible qu'il y ait un vide dans la chaîne? Que voulez-vous donc dire avec vos individus? Il n'y en a point, non, il n'y en a point... Il n'y a qu'un seul grand individu, c'est le tout. Dans ce tout, comme dans une machine, dans un animal quelconque, il y a une partie que vous appellerez telle ou telle; mais quand vous donnerez le nom d'individu à cette partie du tout, c'est par un concept aussi faux que si, dans un oiseau, vous donniez le nom d'individu à l'aile, à une plume de l'aile... Et vous parlez d'essences, pauvres philosophes! laissez là vos essences. Voyez la masse générale, ou si, pour l'embrasser, vous avez l'imagination trop étroite, voyez votre première origine et votre fin dernière... O Architas! vous qui avez mesuré le globe, qu'êtes-vous? un peu de cendre... Qu'est-ce qu'un être ?... La somme d'un certain nombre de tendances... Est-ce que je puis être autre chose qu'une tendance ?... Non, je vais à un terme... Et les espèces ?... Les espèces ne sont que des tendances à un terme commun qui leur est propre... Et la vie ?... La vie, une suite d'actions et de réactions... Vivant, j'agis et je réagis en masse.., mort, j'agis et je réagis en molécules... Je ne meurs donc point?... Non, sans doute, je ne meurs point en ce sens, ni moi, ni quoi que ce soit... Naître, vivre et passer, c'est changer de formes... Et qu'importe une forme ou une autre? Chaque forme a le bonheur et le malheur qui lui est propre. Depuis l'éléphant jusqu'au puceron... depuis le puceron jusqu'à la molécule sensible et vivante, l'origine de tout, pas un point dans la nature entière qui ne souffre ou qui ne jouisse.

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