Hervey de Saint-Denys

Les rêves et les moyens de les diriger

France   1867

Contexte
L’auteur examine ici les diverses théories en vigueur sur le sommeil. A la fin, il établit un lien entre l’attention aux visions et le sommeil.

Édition originale
Les rêves et les moyens de les diriger, Paris, Amyot, 1867.

Première partie, chap. 1
Première partie, chap. 2
Première partie, chap. 3
Première partie, chap. 4
Deuxième partie, chap. 1
Deuxième partie, chap. 2
Deuxième partie, chap. 3
Deuxième partie, chap. 4
Deuxième partie, chap. 5
Deuxième partie, chap. 4
Troisième partie, chap. 1
Troisième partie, chap. 2
Troisième partie, chap. 3
Troisième partie, chap. 4
Troisième partie, chap. 5
Troisième partie, chap. 6
Troisième partie, chap. 7
Troisième partie, chap. 8
Troisième partie. Conclusion




Deuxième partie, chap. 3

Théories modernes du sommeil [7/19]

En 1820, on publie le Dictionnaire des Sciences médicales, ouvrage qui jouit encore aujourd’hui d’un certain crédit; on y traite séparément du somnambulisme, de l’hallucination, de l’extase, etc., ce qui me paraît très naturel, puisque lors même qu’on relierait à un principe unique ces divers phénomènes, ils n’en seraient pas moins toujours considérés comme des variétés distinctes du sommeil. Mais ce qui me surprend davantage, je l’avoue, c’est de trouver deux articles à part, l’un consacré aux rêves et l’autre aux songes, tous deux écrits d’ailleurs par Moreau (de la Sarthe), médecin, plus renommé comme physiologiste que comme praticien. Si nous y ajoutons l’article Sommeil, par Montfalcon, où il est souvent empiété sur le même domaine, nous aurons à examiner dans un seul livre trois sources d’appréciation sur le même sujet.

J’ai déjà déclaré que, pour mon propre compte, je n’entends établir aucune différence entre le mot rêve et le mot songe, préférant éviter autant que possible les distinctions inutiles, et m’en tenir à l’autorité du dictionnaire de l’Académie qui définit réciproquement l’une par l’autre deux expressions tout à fait synonymes dans mon esprit.

Ceci posé, suivons l’ordre tout naturel des choses et commençons par examiner l’article Sommeil.

L’une des principales difficultés du travail que j’ai abordé, c’est de savoir se maintenir dans les limites d’un sujet qui touche de si près à tant d’autres par tant de points indéterminés. Ce désir de restreindre autant que possible le champ de mes observations et de mes recherches m’a fait entrer tout droit, comme on l’a vu, dans l’étude des rêves, sans exposer au préalable aucune théorie sur cet état particulier de notre organisme durant lequel les visions se produisent et qu’on appelle le sommeil. Souvent pourtant la solidarité est si grande entre les questions soulevées à propos des phénomènes des rêves et celles qui regardent le sommeil proprement dit, qu’il me semblerait à peu près impossible d’écrire un livre tout entier sur les rêves sans effleurer aussi l’étude du sommeil en lui-même, ne serait-ce que sommairement et indirectement. Une rapide analyse de l’article de Montfalcon, au milieu de laquelle mes observations personnelles trouveront naturellement leur place, me permettra de résumer, je l’espère, ce qu’il est indispensable de mentionner à cet égard.

J’écarterai d’abord toutes les dissertations purement théoriques à l’effet de savoir si le sommeil est causé ou non par l’afflux du sang au cerveau, s’il intéresse ou non la circulation artérielle, etc. Montfalcon réfute avec beaucoup de sagesse ces arguments de l’école de Blumenbach, Hamberger, Haller, Barthez, Morgagni, Langrishius et autres qui veulent que les divers organes dont l’ensemble compose le cerveau cessent d’agir durant le sommeil parce qu’ils reçoivent une quantité de sang moindre que pendant la veille. «L’imagination, la mémoire, dit Montfalcon, ont une grande énergie chez 1’homme qui rêve, et cependant il n’est pas possible de supposer que les parties du cerveau qui sont le siège de ces deux facultés reçoivent plus de sang que les autres dont elles devraient partager l’inaction.»

Je serai très heureux, pour ma part, de n’avoir pas à m’appesantir sur des explications du genre de celles-ci: «Quand le fluide nerveux est porté au cerveau, il y afflue toujours par les couloirs destinés à l’exercice de quelques-uns de nos sens, et voilà pourquoi il y réveille certaines séries d’idées préférables à d’autres. Ainsi, on croit voir quand c’est le nerf optique qui est ébranlé, entendre quand c’est le nerf auditif, etc.» Quels pas vers l’observation nous feraient faire des théories semblables? Qu’est-ce que ce fluide nerveux et qu’explique-t-il? Qu’est-ce qui ébranle tantôt ce nerf optique et tantôt ce nerf auditif? A-t-on jamais vu, sinon bien exceptionnellement, des rêves où l’on entendît sans voir, ou bien où l’on vît sans entendre? Vouloir expliquer tous les phénomènes du songe dans leur principe même, c’est vouloir aborder le mystère insondable de l’union de l’âme et du corps. Contentons-nous d’observer de notre mieux le côté de ces phénomènes qui demeure sensible à notre entendement, c’est-à-dire la corrélation entre certaines impressions ou certains désordres physiques patents et les illusions de nos rêves que l’expérience pratique nous signale comme en étant vraisemblablement la cause ou la conséquence.

Énumérant d’abord et analysant les théories de plusieurs physiologistes sur les causes du sommeil, Montfalcon avoue qu’elles ne lui ont absolument rien appris. Il ignore toujours, dit-il, la cause de cette loi fondamentale qui soumet la vie des animaux à deux manières d’être, la veille et le sommeil. Ce ne seront donc pas les causes de cette loi, mais ses conséquences pratiques, qu’il s’agira d’étudier.

La vie, chez tous les animaux, présente deux manières d’être: la veille, pendant laquelle toutes les fonctions s’exécutent librement et avec régularité; le sommeil, dont le caractère spécial est l’inaction plus ou moins complète et plus ou moins durable de celles de ces fonctions qui mettent l’animal en relation avec les objets extérieurs. On ne peut pas dire cependant avec quelques physiologistes qu’il vit moins pendant qu’il dort, qu’il est réduit alors à une existence moins compliquée, car d’une part les organes des sens et des facultés intellectuelles, les muscles des mouvements volontaires ne dorment point tous; de l’autre, l’énergie d’action de plusieurs organes de la vie est manifestement augmentée, et d’autres fonctions ont éprouvé des modifications sensibles. Le sommeil, loi fondamentale qui régit tous les animaux, est un état essentiellement actif.

Motus in somno intra vergunt, avait dit jadis Hippocrate, en remarquant que pendant le sommeil les parties extérieures du corps sont plus froides et les internes plus chaudes que pendant la veille. Somnus nil aliud est quam receptio spiritus vivi in sese, écrivait Bacon de nos jours. A l’appui de cette manière d’envisager le sommeil, Montfalcon cite l’opinion conforme de nombreux auteurs. «Il est bien constaté par tous les médecins, répète-t-il, que le travail des organes de la vie intérieure est considérablement augmenté durant le sommeil, puisque toutes les fractures, luxations, etc., se guérissent plus vite sous l’influence de son action.

«Le corps s’épuise peu tandis que l’homme dort; il vit pour lui-même, étranger à tout ce qui l’environne. Sans le sommeil l’homme ne pourrait vivre longtemps, car son cerveau, ses sens, ses muscles, n’ont pas comme ses viscères et tous les organes de la vie intérieure le privilège inexplicable de ne jamais se fatiguer.

«Tandis que les organes de la vie de relation sont frappés d’une sorte de paralysie, ceux de la vie intérieure non seulement continuent d’agir, mais encore jouissent en général d’une grande énergie.

«Une cause générale qui peut provoquer le besoin du sommeil est l’exercice prolongé des fonctions qui nous mettent en relation avec les objets dont nous sommes environnés, d’où suit la lassitude des organes qui appartiennent à ces fonctions. Mais pourquoi sont-ils fatigués? d’où vient que ceux des fonctions assimilatrices qui sont continuellement en exercice n’éprouvent jamais la même lassitude et la même intermittence d’action? Quel physiologiste dévoilera ce mystère? Tous les médecins ne doivent-ils pas s’écrier avec le religieux Haller: Fateor me ignorare quare hi musculi non quiescunt, atque causam refundo in creatoris omnipotentiam, qui totum corpus nostrum simul fecit.»

En résumé, repos des organes qui servent à la vie de relation; redoublement d’activité dans les fonctions de la vie intérieure, telle est la définition du sommeil que l’article du Dictionnaire des Sciences médicales reproduit et paraphrase successivement sous diverses formes. Mais s’il constate un redoublement d’action dans plusieurs fonctions de la vie animale, il reconnaît aussi que le même phénomène ne se manifeste pas avec moins d’énergie dans certaines de nos facultés intellectuelles, la mémoire et l’imagination par exemple, et cette remarque amène tout naturellement sous ma plume une réflexion qui plus d’une fois s’est présentée à mon esprit:

N’existerait-il pas entre les lois qui régissent nos facultés physiques et celles auxquelles nos facultés intellectuelles sont soumises, une analogie régulière, bien digne d’appeler l’attention?

De même qu’il y a, durant le sommeil, redoublement d’activité des forces vitales, internes et passives du corps humain, favorisé par la suspension des forces expansives d’action, le même redoublement de puissance et d’intensité se développe dans ce que j’appellerais volontiers les forces passives intellectuelles, telles que la mémoire, et l’imagination abandonnée à elle-même, tandis que, sensiblement affaiblies, l’attention et la volonté, ces forces expansives de l’âme, ne peuvent plus s’exercer sans effort.

Les fonctions passives de la vie matérielle s’accomplissent avec d’autant plus de puissance et de régularité durant le sommeil que nous n’exerçons plus aucune action sur elles, et, dans le même temps, l’imagination et la mémoire semblent d’autant plus absorber ce que la vie intellectuelle a d’énergie que l’attention et la volonté cessent davantage de les influencer. En vain demanderait-on pendant la veille, à la mémoire et à l’imagination, ces conceptions extraordinaires, ces réminiscences à la fois si lointaines et si nettes qui se produisent d’elles-mêmes, alors que le dormeur assiste comme un spectateur au jeu spontané des facultés passives de son entendement.

La mémoire et l’imagination seraient donc, comme les organes de la: vie interne, infatigables. L’attention et la volonté, comme l~s organes de la vie expansive, auraient seules besoin de repos.

Si Montfalcon reconnaît l’inutilité de chercher à définir ces causes premières du sommeil qui font partie du grand secret de la création, il veut du moins spécifier les causes efficientes directes, qu’il nomme causes secondaires, et qu’il divise en six classes en leur donnant des noms significatifs.

Ces distinctions pourront avoir leur utilité pratique quand il s’agira d’étudier les songes dans leur origine et dans leur développement. C’est pourquoi je les mentionne volontiers. Ce sont donc:

«1 Circumfusa. Le climat, la nuit, l’obscurité, le froid qui refoule la vitalité au-dedans, et conduirait même à la mort si l’on y cédait, etc.

«2 Ingesta. Les boissons spiritueuses, les narcotiques, etc.«3 Excreta. Les pertes séminales, hémorragies, purgations violentes, etc.

«4 Applicata. Bains chauds, narcotiques introduits dans la circulation par l’absorption cutanée.

«5 Acta. Fatigue musculaire, fatigue d’un sens qui éprouve le besoin du repos et entraîne sympathiquement les autres. Exemples: lectures du soir; bruits monotones; musique douce dont les sons parviennent de loin, etc.

«6° Percepta. Passions tristes qui ont fortement émotionné. Effusion de larmes.»

A la suite de ces six causes de sommeil ci-dessus énumérées, Montfalcon place les causes anormales, telles que congestion cérébrale, léthargie, asphyxie par le gaz, compression du cerveau dans certains cas de chirurgie et dans l’état d’hystérie chez les jeunes filles; mais l’état d’insensibilité auquel ces accidents conduisent peut-il être vraiment assimilé au sommeil? Pour moi, je ne le crois pas et je prends l’occasion de déclarer qu’aucune de mes observations ne s’y appliquera.

En ce qui concerne le 5 ( acta), parlant ainsi que Montfalcon de certaines musiques, de certains bruits, de certaines contemplations, d’un air monotone, du frémissement des feuilles, du murmure d’un ruisseau, d’un discours prononcé sur un ton qui ne change pas, de l’aspect d’un champ de blé que le vent fait onduler, etc., comme de causes efficientes propres à inviter au sommeil, Barthez observe que ces bruits ou ces spectacles détournent notre attention de tous les autres objets, tandis que par leur répétition continuelle ils nous deviennent eux-mêmes familiers, de telle sorte que nous cessons par degré de donner notre attention à rien et que le sommeil s’ensuit.

Bien qu’il n’aille pas plus avant et qu’il se borne à jeter cette assertion sans nous indiquer le pourquoi, Barthez me paraît toucher très juste, et voilà comment, selon moi, le fait doit être commenté:

La transition de la veille au sommeil est toujours caractérisée par un moment plus ou moins long de rêvasserie, durant lequel les idées et les réminiscences s’enchaînent et se déroulent spontanément, suivant leurs lois d’association. Il est donc évidemment nécessaire que l’attention soit momentanément suspendue, afin que cette rêvasserie puisse avoir lieu.

Lorsque nous sommes agités, en nous couchant, par quelque préoccupation pénible ou par l’attente impatiente de quelque événement vivement désiré, nous cherchons instinctivement à tourner notre esprit sur d’autres pensées, non que celles-là soient par elles-mêmes incompatibles avec le sommeil, puisque nous y rêverons peut-être dès que nous serons endormis, mais parce que, momentanément du moins, leur fixité doit être écartée pour favoriser cet enchaînement rapide et spontané d’idées et d’images, transition indispensable de la veille au sommeil.

Un seul genre d’attention peut être compatible avec l’approche du sommeil, c’est celui que nous apportons quelquefois à certaines visions naissantes dont la persistance ou les transmutations deviennent le point de départ du rêve véritable. Mais il faut remarquer que c’est déjà l’attention transportée de la vie extérieure à la vie intérieure. Or, si l’on veut bien constater ce retrait des opérations actives de l’entendement de tout ce qui constitue la vie de relation, et leur report sur la vie imaginaire du rêve, on reconnaîtra que la faculté de faire attention n’est nullement anéantie pour être un moment suspendue; et que proclamer l’anéantissement de cette faculté parce qu’on cesse un moment de l’exercer, ce serait à peu près comme si l’on disait qu’il faut fermer les yeux pour voir les images de la lanterne magique. Oui, fermer les yeux d’abord à la lumière du dehors, mais pour les ouvrir ensuite aux tableaux lumineux qui vont surgir.

Quant au caractère et à l’énergie plus ou moins grande de l’attention qu’il nous est permis de donner aux divers sujets de nos rêves, je me réserve d’en faire plus loin l’objet de plusieurs observations.

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