Les rêves et les moyens de les diriger
France 1867Contexte Il aborde aussi la question de la qualité intellectuelle des constructions oniriques et propose une position médiane. Il revient sur la métaphore du rêve comme spectacle projeté par une lanterne magique, métaphore déjà présente à la fin du chapitre précédent et qui reviendra par la suite.
Hervey discute principalement les conceptions de Moreau de la Sarthe et des contemporains qui ont écrit sur la question. Il évoque le rêve de la femme qui craint un voleur, celui du compositeur Tartini qui aurait composé en rêve sa «sonate du Diable».
Édition originale Première partie, chap. 1
Les rêves et les moyens de les diriger, Paris, Amyot, 1867.
Première partie, chap. 2
Première partie, chap. 3
Première partie, chap. 4
Deuxième partie, chap. 1
Deuxième partie, chap. 2
Deuxième partie, chap. 3
Deuxième partie, chap. 4
Deuxième partie, chap. 5
Deuxième partie, chap. 4
Troisième partie, chap. 1
Troisième partie, chap. 2
Troisième partie, chap. 3
Troisième partie, chap. 4
Troisième partie, chap. 5
Troisième partie, chap. 6
Troisième partie, chap. 7
Troisième partie, chap. 8
Troisième partie. Conclusion
Les théories de Moreau de la Sarthe [8/19]
Je passe à l’article Songe du Dictionnaire des Sciences médicales. L’auteur entre peu dans le coeur de la question. Il s’attache plutôt à définir en quoi le rêve et le songe ne représentent point absolument, selon lui, le même ordre de faits. Le rêve comprendrait toutes les manières de rêver morbides ou non morbides. Ce serait le terme générique. Le mot songe, au contraire, devrait s’employer spécialement pour désigner une espèce particulière de rêves non morbides, «dépendant presque toujours d’une contention d’esprit ou d’une préoccupation morale que le sommeil n’a pas suspendue... Dans les songes la liaison avec la veille serait plus évidente; les rêves seraient plus importants et plus dramatiques.» Je m’arrête. On voit vers quelles subtilités on serait conduit.
L’article Rêve est plus étendu; il ne comprend pas moins de cinquante-cinq pages. Moreau (de la Sarthe) commence par expliquer que, sans rien négliger de ce qui a été écrit sur ce sujet, il s’en tiendra surtout à ses observations personnelles; puis il déclare modestement que, pour aborder cette question difficile, il est indispensable «de joindre aux données les plus positives de la physiologie et de la médecine pratique les aperçus les plus délicats et les spéculations les plus élevées de la psychologie.»
Malgré ce singulier début, dont le développement remplit tout un premier paragraphe, le travail de Moreau (de la Sarthe) est très remarquable. Il résume à merveille l’état de la science à l’époque où il fut écrit. Si les idées qu’il renferme sont en contradiction à peu près constante avec les miennes, l’occasion n’en sera que meilleure pour moi de suivre pas à pas ces théories, afin de montrer combien elles diffèrent de ce que je crois avoir appris par l’observation. Ce sera, d’ailleurs, un moyen de passer sommairement en revue la plupart des points principaux sur lesquels nous devrons plus loin nous arrêter.
Je poursuis donc mon analyse, en conservant les divisions adoptées par l’auteur.
ART. 2. DISPOSITIONS DES FACULTÉS INTELLECTUELLES PENDANT LE SOMMEIL OU PENDANT LES RÊVES, ET PARALLÈLE, RELATIVEMENT A CETTE DISPOSITION, DU SOMMEIL ET DES SONGES. L’auteur admet d’abord (contre mon sentiment) que l’on peut dormir sans rêver. Suivant lui, lorsque le sommeil est profond, complet, naturel, surtout chez les hommes accoutumés à de rudes travaux, il n’y a point de rêves, surtout dans le premier somme. Il regarde donc les rêves «comme des altérations, comme des accidents de sommeil».
Je me suis expliqué déjà trop nettement sur cette opinion pour avoir besoin de répéter ici combien je la repousse; mais je dois faire ressortir la singulière façon dont Moreau (de la Sarthe) prend soin de se contredire lui-même quand il écrit un peu plus loin (page 252), que «si le sommeil demeure trop profond, il est possible, dans certains cas, de rêver sans le savoir; qu’ainsi les somnambules ne conservent, à leur réveil, aucun souvenir de ce qu’ils ont fait ou pensé en dormant».
Jouffroy s’est chargé de répondre à cette théorie du sommeil sans rêve, si souvent reproduite sans être jamais appuyée sur des arguments sérieux: «dormir, pour l’esprit, ce serait ne pas rêver, et il est impossible d’établir qu’il y ait dans le sommeil des moments où l’on ne rêve pas. N’avoir aucun souvenir de ses rêves, ne prouve pas qu’on n’a pas rêvé. Il est souvent démontré que nous avons rêvé sans qu’il en reste la moindre trace dans notre mémoire. Le fait que l’esprit veille quelquefois pendant que les sens dorment, est donc établi; le fait qu’il dorme quelquefois ne l’est pas; les analogies sont donc pour qu’il veille toujours. Il faudrait des faits contradictoires pour détruire la force de cette induction; tous les faits semblent au contraire la confirmer.»
Dugald-Stewart avait posé ce principe: que ce qui constituait le sommeil et les songes, c’était la suspension de l’action de la volonté sur les facultés de l’esprit comme sur les organes du corps humain. Moreau (de la Sarthe) va plus loin encore: «Ce n’est pas seulement la suspension de la volonté qui constitue le sommeil, au point de vue métaphysique et psychologique, c’est de plus la suspension de toutes les opérations actives de l’entendement, telles que l’attention, la comparaison, le jugement, la mémoire.»
Passant de là au parallèle du délire et des rêves, l’auteur y trouve cette différence, résultat de ce qu’il vient d’énoncer, que dans le rêve tout est passif, involontaire, la volonté étant suspendue et les sens fermés de toutes parts, tandis qu’au contraire, dans le délire, tous les sens sont ouverts, quelques-uns même plus irritables que dans l’état de santé.
Il faut d’ailleurs séparer profondément l’étude du sommeil de celle des rêves, selon l’article que nous analysons.
«Si le sommeil est profond, naturel, toute espèce d’activité d’esprit se trouve entièrement suspendue.
«Mais plusieurs des idées acquises, la plupart des habitudes contractées, cette multitude de pensées, de notions, de connaissances dont se compose avec plus ou moins d’étendue l’intelligence dans chaque individu, peuvent à la moindre occasion, si le sommeil est troublé par la cause la plus légère, se reproduire, se renouveler avec une latitude, avec une incoercibilité d’association qui n’existent pas pendant la veille.»
En d’autres termes, le rêve ne commencerait qu’autant que le sommeil serait troublé!
Résumé de ce premier paragraphe: 1 ° L’état de rêve est indépendant de l’état de sommeil; on peut dormir sans rêver; 2° le rêve se manifeste ordinairement lorsque le sommeil est troublé d’une manière quelconque; 3° le rêve diffère du délire en ce que, dans le rêve, l’esprit demeure passif, tandis que, dans le délire, il se montre essentiellement actif. Le tout indépendamment du caractère morbide qui est spécial à cette dernière affection.
ART. 3. COMMENT ET POURQUOI SE FORMENT LES RÊVES?
Malgré l’intérêt apparent de son titre, ce second paragraphe n’est guère à proprement parler que le développement du précédent.
«Il y a deux conditions pour rêver; la première, c’est une intelligence déjà développée, un cerveau plus ou moins familiarisé avec la vie des relations; la deuxième, c’est l’état particulier et accidentel même du sommeil».
D’après la première de ces deux conditions, «on doit admettre que les animaux ont des rêves: mais non point les idiots ni les foetus, dans leur premier sommeil».
Ceci me paraît tant soit peu puéril. Assurément il faut un cerveau familiarisé avec la vie des relations, puisque tout rêve se forme des éléments contenus dans la mémoire; mais pourquoi les idiots n’auraient-ils aucune mémoire, et quel intérêt y a-t-il à se demander si les foetus peuvent rêver?
La seconde proposition a pour résultat d’assimiler aux phénomènes du sommeil ceux de l’hallucination et de l’extase, puisque Moreau (de la Sarthe) considère lui-même comme une sorte de rêves les visions des extatiques et des hallucinés.
«Chez un homme bien portant, pendant le sommeil qui succède à une fatigue modérée, point de rêves ou presque jamais.»
Suivent des distinctions minutieuses et sans utilité, entre le rêve, la rêverie ou la rêvasserie.
«Lorsque l’on s’endort faiblement pendant le jour, debout ou assis, sur un bateau, à cheval, dans une voiture, cette situation n’est pas un véritable sommeil, mais son commencement, son premier degré. C’est une somnolence qui n’engendre que la rêvasserie,»
Si cette somnolence est le commencement, le premier degré du sommeil, de l’avis même de l’auteur, pourquoi ne voit-il pas que cette rêvasserie est aussi le commencement et le premier degré du rêve véritable?
«C’est, poursuit-il, le temps des images chimériques, des figures grimaçantes et mobiles, des apparitions fantastiques, des configurations fugitives et transparentes comme des ombres qui se montrent sous toutes les formes, qui se brisent, se divisent et disparaissent avec autant de bizarrerie que de rapidité.»
Cette peinture heureusement esquissée, représente parfaitement la période transitoire durant laquelle les associations et les suppositions d’idées se succèdent si rapidement avec leurs images solidaires, modifiées et multipliées à l’infini par les mille perceptions du monde extérieur, qui se font sentir encore, bien que plus faiblement. L’esprit a cessé d’y donner son attention, puisque cette attention, fixée sur les choses du dehors, constituerait précisément l’état de veille. Il ne le dirige pas encore librement, non plus, sur ces visions imparfaites. C’est le moment où les volets ne sont pas encore assez hermétiquement fermés pour que les tableaux de la lanterne magique se dessinent nets et clairs, mais où la lumière du jour ne pénètre déjà plus assez, cependant, pour laisser distinguer les objets dont on est entouré. C’est le premier degré du rêve, du rêve véritable. Bien loin de s’éteindre et de s’évanouir en quelque sorte pour faire place à un sommeil mortiforme, ainsi que Moreau (de la Sarthe) le suppose, ces visions s’animeront et se condenseront peu à peu, si je puis me servir de ce mot, à mesure que le sommeil prendra plus de force, à mesure que le spiritus in sese recessus s’établira davantage, et que l’esprit, franchement transporté du domaine de la vie réelle dans celui de la vie imaginaire, reprendra le libre usage de ses facultés distraites un moment, mais non pas annihilées.
Ce second paragraphe de l’article de Moreau (de la Sarthe) peut, du reste, se résumer ainsi:
«Dans le sommeil naturel, absence de rêve. Si le sommeil est troublé (par des causes intérieures ou extérieures), il devient de la somnolence, et l’on rêve.»
ART. 4 et 5. COMMENT LES RÊVES DEVIENNENT-ILS SENSIBLES, ET QUE FAUT-IL ENTENDRE PAR LA CLARTÉ OU LA LUCIDITÉ DES RÊVES? L’examen de questions ainsi posées m’offre une occasion que je saisis très volontiers, d’aborder encore quelques points intéressants et controversés du sujet qui nous occupe.
Ce quatrième paragraphe de l’article Rêves, commence par un aveu de l’auteur déjà consigné, à savoir qu’«il est possible de rêver sans s’en douter, témoin les somnambules.»
Dans l’acception ordinaire du mot, telle que l’entend Moreau (de la Sarthe), avoir des rêves c’est donc les sentir, et en conserver de plus l’impression et le souvenir. C’est de là que dépendra, suivant lui, la clarté et la lucidité des songes. D’où l’on arriverait à cette singulière conséquence rétrospective, que le même rêve serait estimé lucide ou non lucide, selon qu’au réveil on parviendrait ou non à se le bien remémorer, ce qui reviendrait, en définitive, à subordonner l’existence même d’un fait au souvenir qu’on en aurait gardé.
Une telle manière d’envisager la question conduit très logiquement le docteur physiologiste à déclarer que les rêves du matin sont plus lucides que ceux du soir. Évidemment, on se souviendra plus aisément et plus fréquemment des derniers rêves interrompus par le réveil, que des premiers tableaux de cette longue série d’illusions successivement perçues du soir au matin.
Fidèle aux principes qu’il a posés d’ailleurs dès le début de son mémoire, en déclarant que toutes les facultés actives de l’entendement demeuraient suspendues pendant le sommeil, Moreau (de la Sarthe) pense que «la succession, la combinaison des idées, en rêve, doit toujours présenter de l’incohérence et du désordre, et qu’il nous est impossible au milieu de ces mouvements tumultueux et involontaires de l’esprit, de prolonger, de retenir les impressions agréables, ou de chasser les fantômes effrayants et les images terribles.»
C’est, comme on le voit, l’opinion diamétralement opposée à celle que j’essaie de faire prévaloir.
«Quant aux rapports de temps et d’espace, ils ne sont pas conservés dans les songes», poursuit plus loin Moreau (de la Sarthe). Il pourrait ajouter que rien n’est plus naturel. A l’état de veille, nous nous faisons une idée du temps d’après la quantité de choses que nous pouvons exécuter dans un temps donné. En songe, nous croyons voir et exécuter réellement tout ce que notre mémoire a extrait successivement de ses casiers par l’association des idées, et nous jugeons du temps écoulé d’après celui qu’il nous aurait fallu pour exécuter réellement tout ce que nous n’avons fait que penser.
Viennent ensuite quelques considérations sur l’association des idées qui me paraissent mériter d’être reproduites intégralement:
«Chacune des idées de l’homme dont l’intelligence est parvenue à un certain degré de développement ne s’est pas établie séparément dans son esprit; elle y est entrée avec plusieurs autres idées qui s’y rattachent par leur analogie, par leur coexistence, et par toute espèce de relations. Lorsque l’une de ces idées se présente de nouveau, elle en rappelle nécessairement plusieurs autres, avec une vivacité, un entraînement que les esprits médiocres ne savent pas toujours maîtriser. On dirait que l’intelligence entraînée par chaque idée nouvelle qui la frappe, se jette comme dans une espèce de sillon, qui la conduit involontairement dans plusieurs autres. C’est ainsi que le simple son ou l’idée d’une cloche pourra faire naître tout à coup, tantôt l’idée du triste appareil d’un convoi funèbre, tantôt l’idée d’une solennité religieuse ou l’image d’une pompe conjugale, selon l’état présent de notre sensibilité et la manière dont toutes ces choses se sont enchaînées dans notre esprit; c’est là ce que l’on appelle la liaison ou l’association des idées, qui peut s’étendre, chez les sujets mobiles, aux différentes actions corporelles qui ont le plus de rapport avec ces idées, et qui leur succèdent ou leur correspondent dans certaines habitudes de la vie.
«Cette association, loin de s’affaiblir pendant un sommeil léger et dans la plupart des rêves, a beaucoup plus de liberté, d’étendue, d’entraînement que pendant la veille. Une impression plus ou moins vive la provoque souvent dans les songes qui sont déterminés par des causes occasionnelles, telles qu’une manière d’être couché, une affection intérieure plus ou moins pénible, etc.
«En effet, ces impressions rappellent soudain, d’une manière véritablement automatique, certains groupes, certains assemblages d’idées ou d’images qui s’y rattachent d’une manière quelconque, mais dont l’enchaînement est continuellement interrompu par d’autres liaisons d’images ou d’idées qui se succèdent et se croisent dans tous les sens, avec ce désordre, cette confusion qu’aucune puissance intellectuelle ne maîtrise alors, et que l’on peut regarder comme la nature et l’essence du rêve.
«Plusieurs impressions intérieures de douleur produisent également des rêves qui se rattachent quelquefois à ces affections d’une manière plus ou moins directe. Les cauchemars les plus pénibles sont ceux des personnes qui ont des spasmes du bas-ventre, ou une respiration très difficile, ou une maladie de coeur ou des gros vaisseaux. Les hypocondriaques, les femmes nerveuses, hystériques, enfin tous les individus qui ont des digestions laborieuses sont exposés aux mêmes rêves.
«Frappées de ces rapports entre les rêves et leurs causes occasionnelles, quelques personnes ont pensé avec raison que plusieurs perceptions, plusieurs idées qui se présentent à l’esprit pendant les rêves ne sont pas complètement erronées ou illusoires. M. le professeur D..., avec lequel je m’entretenais un jour de ces importantes matières, m’a paru convaincu, d’après ses observations et son expérience personnelles, que les rêves pendant lesquels on est fortement préoccupé d’une idée particulière, de l’idée, par exemple, que l’on se trouve plongé dans l’eau, au milieu d’un incendie, qu’un membre est gelé ou mort, etc., dépendent d’un état morbide et déterminé de l’organisation.
«Il étend son opinion, et d’après des vues de physiologie très élevées, aux rêves dans lesquels on croit recevoir un coup violent à la tête, ou à ceux dont le développement fait croire que l’on est pressé par une résistance insurmontable, ou tourmenté par l’embarras de trouver son chemin dans une espèce de labyrinthe, ou à travers des précipices, des sinuosités, des détours, qu’on ne pourrait franchir sans s’exposer à être étouffé.
Cette opinion, nous l’avons dit, ne remonte rien moins qu’à Hippocrate. Elle fut également professée par le célèbre Aristote, à la sagacité duquel l’extrême sensibilité de notre organisme durant le sommeil n’avait point échappé. Elle peut conduire, dit-il, à découvrir comment certaines émotions profondes et intérieures, qui dépendent d’un commencement de maladie grave, sont inaperçues durant la veille, tandis qu’elles occasionnent des rêves particuliers que l’on pourrait regarder comme le prélude ou les premiers symptômes de ces maladies. Regrettant vivement, pour ma part, que le docteur D... n’ait pas cru devoir publier ses remarques intéressantes qui m’eussent fourni sans doute de précieux éléments de comparaison, je dois appeler ici de nouveau l’attention sur l’importance que de semblables indications pathologiques acquerraient si le malade endormi, conservant, au milieu du rêve, la conscience de ce qu’il est et de ce qu’il éprouve (grâce à l’habitude qu’il en aurait contractée), pouvait alors fixer son attention tout entière sur ces perceptions intimes, d’une exquise sensibilité.
Ici, et surtout dans le paragraphe suivant, Moreau (de la Sarthe) insiste d’ailleurs lui-même sur ce fait, que l’association, soit entre les impressions et les idées, soit entre les idées et certains mouvements organiques, a lieu avec plus de force dans les rêves que dans l’état de veille, l’isolement momentané des impressions extérieures favorisant le percevoir des sensations internes les plus délicates.
Il termine cette section de son travail par une observation dont je suis prêt à reconnaître la justesse, tout en m’expliquant le fait qu’il signale exactement à l’inverse de la manière dont il l’entend.
«Si le sommeil, dit-il, devient alternativement profond et léger, certaines parties d’un rêve s’effacent, tandis que les parties claires et sensibles se présentent avec l’apparence d’un seul rêve au moment du réveil.»
Pour Moreau (de la Sarthe), qui croit à l’absence des rêves durant le sommeil profond, les tableaux les plus clairs et les plus sensibles seront ceux qui auront occupé l’esprit alors que le sommeil devenait plus léger. Pour moi, qui me suis servi d’une comparaison tirée des effets de la lanterne magique, afin d’indiquer au contraire que plus l’isolement du monde extérieur sera grand, plus les illusions du songe seront vives, j’estimerai que les parties les plus claires et les plus sensibles du rêve seront celles qui auront correspondu aux phases du sommeil le plus complet.
ART. 6. DU CARACTÈRE DES SENSATIONS ET DES IDÉES PENDANT LES RÊVES, ET DES PERCEPTIONS ILLUSOIRES EN PARTICULIER. L’auteur répète, ce qui n’est contesté par personne, que «l’action des objets extérieurs sur les sens, non plus que les impressions des organes internes, ne sont pas suspendues pendant le sommeil». Il observe ensuite, ce qui rentre complètement dans mes idées, puisque selon moi toutes les illusions des rêves sont tirées des casiers de la mémoire, que «les impressions éprouvées pendant le sommeil ne peuvent faire naître une sensation actuelle et directe, tandis qu’elles rappellent, avec la plus grande facilité, les sensations antérieures, les idées acquises, les habitudes de pensées ou de mouvement contractées par le dormeur suivant son genre de vie.
«Les impressions qui, sans exciter de véritables sensations, font naître différents rêves sont du reste beaucoup plus vives, plus fortes que dans l’état de veille. Des stimulations, des irritations, qui seraient à peine senties lorsqu’on n’est pas endormi, telles que la piqûre d’un insecte, le plus faible bruit, etc., acquièrent, pendant le sommeil, une énergie, une intensité qui, sans l’interrompre, deviennent tout à coup l’occasion et le point de départ d’un rêve.»
Ceci nous ramène tout naturellement aux considérations exposées un peu plus haut à propos des remarques du docteur D...
«Les idées, les images qui se présentent à l’esprit pendant les rêves, continue Moreau (de la Sarthe), ont quelque chose de la force, de la vivacité des impressions qu’elles ont rappelées par voie d’association. C’est ainsi du moins que l’on conçoit comment la plupart des rêves ne sont jamais indifférents, mais sont, en général, charmants ou terribles.»
Et, comme exemple à l’appui de ce qui précède, le fait suivant est rapporté:
«Une jeune dame à laquelle je donnais des soins pour une indisposition, et que je trouvai tout émue au moment de ma visite, me raconta pour expliquer son trouble, qu’ayant rêvé qu’un homme s’était introduit dans son appartement, elle s’était réveillée en sursaut et précipitée hors de son lit en criant au voleur. Ce songe, dont je cherchai à découvrir le développement, avait eu pour origine l’application du bras même de la rêveuse, engourdi et froid, contre son sein, ce qu’elle avait pris pour un contact étranger.»
L’auteur rappelle que Cardan crut avoir composé plusieurs ouvrages remarquables en songe; il cite de nombreuses assertions analogues attribuées à Voltaire, à Condillac, à Franklin et à d’autres célébrités, ce qui, soit dit entre parenthèses, me paraît contrarier singulièrement ses propres théories sur l’anéantissement des facultés de l’âme pendant le sommeil. Pour moi, tout en faisant théoriquement la part beaucoup plus large aux ressources de l’esprit de l’homme endormi, j’ajoute cependant peu de foi à la perfection des ouvrages conçus et composés en rêve, et je suis persuadé que la déception des personnages qu’on vient de nommer eût été le plus souvent très grande, s’ils avaient pu conserver à leur réveil un souvenir bien net de ces compositions exceptionnelles, dont un vague sentiment d’enthousiasme leur était uniquement resté. J’aurai l’occasion de citer à ce sujet quelques observations pratiques et, à l’endroit où elles seront consignées, je reviendrai sur les réflexions qu’elles peuvent inspirer.
L’écrivain du Dictionnaire des Sciences médicales expose ensuite que l’on voit, en rêve, plus souvent que l’on n’entend, que l’on croit souvent toucher, mais très rarement goûter ou odorer. Il ajoute que les réminiscences purement intellectuelles sont aussi plus fréquentes que celles qui tiennent aux sens. Fussent-elles incontestables, ces observations n’auraient rien de bien notable par elles-mêmes, puisque le tact et la vue jouent dans notre existence réelle un rôle bien plus important que l’odorat et le goût; mais, pour les appuyer, Moreau (de la Sarthe) imagine une distinction singulière qu’il est bon de ne point passer sous silence, ne serait-ce que pour montrer à quelles subtilités déraisonnables l’abus des classifications peut entraîner. Il qualifie d’hallucinations les rêves où l’on croit entendre des cris, des détonations, de la musique, etc. «La plupart des idées et des impressions dont l’assemblage forme les rêves, dit-il, quoique illusoires par rapport aux objets extérieurs, ne peuvent pas être regardées comme entièrement illusoires, si on les considère dans leur liaison avec le dérangement ou la souffrance des organes qui font naître ces perceptions.»
En d’autres termes, la plupart des rêves sont dus à des sensations physiques qui réveillent certaines séries d’idées.
Et maintenant pour faire des hallucinations (telles qu’il les entend) un phénomène entièrement à part, bien distinct, il ajoute: «Ce que nous entendons par hallucinations diffère entièrement de ces perceptions, de ces idées dont il est toujours possible jusqu’à certain point de reconnaître la cause occasionnelle. Les hallucinations, ainsi que l’indique l’étymologie du mot, sont de véritables surprises, des illusions, des visions si complètes, des perceptions si évidemment morbides et erronées que l’on ne peut les attribuer qu’à une altération plus ou moins profonde du cerveau. De telle sorte qu’en certains cas on peut avoir des hallucinations au milieu de ses rêves.»
Mais, en de pareils cas, comment distinguera-t-on l’hallucination du rêve?
Suivant l’auteur, l’hallucination sera distinguée du rêve en ce que «dans les cas d’hallucination on est fortement convaincu que l’on voit, et surtout que l’on entend, que l’on touche comme dans l’état de veille». Ce qui revient à dire que lorsque le rêve est d’une grande vivacité, d’une grande netteté, d’une grande illusion enfin, l’auteur le nomme hallucination.
Sans insister plus qu’il ne convient sur la réfutation de ces théories arbitraires, ajoutons pourtant quelques mots encore afin de n’avoir plus à en parler. Si l’on voulait admettre cette donnée que les rêves provoqués par des sensations physiques occasionnelles sont les seuls qui soient de véritables rêves, tandis qu’on devrait nommer hallucination, et attribuer 1à une altération plus ou moins profonde du cerveau tous les songes qui n’auraient point de cause occasionnelle directe, ou du moins où l’appréciation de cette cause nous échapperait, il faudrait donc tout d’abord refuser à l’imagination la puissance d’évoquer elle-même des tableaux, par la simple association des idées. Et lorsqu’une série de scènes et de tableaux, liés ensemble par ce phénomène incontestable de l’association des idées, se déroulerait à l’esprit dans un songe dont le point de départ aurait été quelque sensation physique, il faudrait donc appeler rêve ce point de départ, et hallucination tout le surplus? non sans avoir, en outre, pourvu que les illusions aient été vives, l’appréhension en perspective de quelque altération plus ou moins grande du cerveau? Qui donc se flattera de pouvoir, avec justesse, établir pratiquement de semblables
distinctions? S’égarer dans un labyrinthe d’appréciations aussi subtiles, quand on en sait encore si peu que nous en savons sur l’essence même de ces questions mystérieuses, me parait, je l’avoue, d’une grande présomption. Appelons comme il nous plaira les illusions du sommeil, de l’extase, du délire, et même de la folie; mais reconnaissons qu’il s’agit d’un phénomène unique dans son essence, l’isolement du monde ambiant, le retrait de l’esprit sur lui-même, et par suite la croyance à l’existence et à la succession réelle de faits qui n’existent que dans notre esprit. Étudions d’abord ce phénomène sous sa forme normale, dans le sommeil naturel, et peut-être comprendrons-nous mieux ensuite toutes les modifications exceptionnelles qu’un état morbide pourra lui imprimer. Ma résistance à demander l’explication de nos rêves au jeu des fibres cérébrales ne va pas assurément jusqu’à me faire oublier cette intime solidarité de l’âme et de la matière, dont notre cerveau renferme le mystère. J’insiste seulement pour que, dans notre impuissance à pénétrer les lois de cette union secrète, nous recherchions le comment plutôt que le pourquoi de ce qui se passe en nous.
Comme exemple de ces rêves d’une vivacité extrême, durant lesquels les forces actives de l’imagination déploient toute leur énergie, et qu’il se plaît à nommer hallucinations, Moreau (de la Sarthe) cite ce rêve fameux du compositeur Tartini, auteur d’une sonate célèbre connue sous le nom de Sonate du diable. Le maestro s’étant endormi, fortement préoccupé de la composition d’une sonate, cette préoccupation le suivit dans le sommeil; au moment où il se croyait, en rêve, livré de nouveau à son travail et désespéré de son peu d’inspiration, il vit tout à coup le diable lui apparaître, saisir son violon et jouer la sonate tant désirée avec un charme inexprimable d’exécution. Il se réveilla dans le transport de sa joie et nota immédiatement, de mémoire, le morceau qu’il avait terminé en croyant l’entendre.
J’admets sans difficulté que Tartini ait pu composer ainsi une excellente sonate. Quant aux travaux littéraires accomplis en songe, j’estime que la haute opinion qu’on s’en fait parfois au réveil tient surtout au souvenir très incomplet qu’on en garde, et je me réserve de donner plus loin, aux observations pratiques, quelques exemples à l’appui de cette opinion motivée.
Un fait curieux est aussi rapporté par l’auteur de l’article Rêve. Ayant eu l’occasion de tâter le pouls d’un songeur dont la physionomie trahissait l’émotion causée par un cauchemar horrible, il trouva son pouls dans un état normal. Observation, qui vient en corroborer beaucoup d’autres, tendant à démontrer le degré d’isolement et d’indépendance que peut quelquefois, en songe, acquérir notre esprit.
Jusqu’ici Moreau (de la Sarthe) s’est attaché surtout à étudier les causes matérielles ou morales de nature à exercer sur nos rêves une action plus ou moins prouvée. Il aborde ensuite la question de l’influence que nos rêves peuvent avoir à leur tour sur notre organisation physique. Suivant lui, le retour plusieurs fois répété de certains rêves d’une vivacité très grande et d’un caractère émouvant peut donner l’origine d’une aliénation mentale.
«Les sensations corporelles, les actions organiques, certains mouvements très suivis, très composés, dont la réalité semble évidente dans la plupart des rêves, ne sont pas moins illusoires que les images, les représentations, les idées, les sentiments dont ils paraissent la suite ou la conséquence.
«Cependant certaines sensations pénibles ou agréables sont véritablement éprouvées pendant le développement de plusieurs songes, et, pour le prouver, il suffira de rappeler ce qui se passe dans les rêves voluptueux.
«Quant aux actions, aux mouvements plus compliqués qui s’exécutent parfois au milieu des rêves, on en trouvera, non seulement des exemples chez les somnambules, mais chez les personnes qui gesticulent, qui crient en dormant ou qui chantent, qui parlent, et récitent des morceaux de prose ou de vers dont ils auraient un souvenir beaucoup moins facile et moins exact pendant la veille.»
En ce qui concerne les rêves voluptueux, comme l’auteur les appelle, j’aurai plus loin quelques distinctions précises à établir. Quant aux faits qui regardent le somnambulisme, il n’entre point dans le cadre de cet ouvrage de s’y arrêter particulièrement.
ART. 7. DU DÉVELOPPEMENT, DE LA MARCHE ET DU SUJET DES DIFFÉRENTES ESPÈCES DE RÊVES. L’auteur a posé des considérations générales, qu’il regarde comme une analyse de l’entendement humain. Il va maintenant «examiner comment les rêves se développent, quels en sont la trame ordinaire, le fond habituel, et comment, dans plusieurs cas, on peut les rapporter à certains points fixes et à des causes déterminées».
Quelques rêves sont si courts, si passagers, se succèdent avec tant de rapidité que l’on chercherait en vain, selon lui, à suivre la progression, l’enchaînement des idées ou des perceptions qui en forment la trame incomplète et désordonnée. Ces rêves, dit-il, surviennent dans un sommeil incomplet que l’on nommera somnolence ou rêvasserie.
Observons, en passant, combien le champ va se rétrécissant de plus en plus pour l’étude du sujet qu’il nous serait permis d’appeler le rêve véritable. Si le sommeil est profond, nous n’aurons, assure-t-on, aucune espèce de rêves. S’il est trop léger, les éléments des rêves qu’il produira seront insaisissables.
«II faudra aussi rapporter à cette espèce de rêvasserie l’état où l’on se trouve après un premier somme assez court, et dans lequel on est exposé au retour opiniâtre d’une idée ou d’un petit nombre d’idées, qui, sans former un véritable rêve, reviennent continuellement nous assiéger.»
Plus loin l’auteur attribue à la fatigue ou à l’ébranlement du cerveau «plusieurs rêves assez suivis qui sont fréquents après l’usage inaccoutumé de quelque exercice violent, tel que la chasse et l’équitation, ou, chez les enfants, à la suite de jeux très animés».
«On aperçoit souvent, continue-t-il, la cause occasionnelle de ces différents rêves ou rêvasseries; mais en vain voudrait-on en découvrir le premier noeud, le point de départ.» C’est cependant ce premier noeud, ce point de départ que je crois avoir saisi plus d’une fois, et que j’espère aussi mettre le lecteur en état de saisir lui-même.
«Les rêves qui se composent d’une trame, d’un enchaînement d’idées et d’images s’éloignant le moins possible de la manière d’être du rêveur, de ses habitudes d’esprit, etc., indiqueront généralement la santé, puisqu’ils dénoteront l’absence de sensations anormales de nature à déranger le cours naturel des idées.»
Cela est très juste, et tout à fait élémentaire. II n’est pas moins évident, par contre, que les rêves qui nous offriront des scènes ou des tableaux émouvants, en dehors de nos préoccupations ordinaires, entraîneront, de prime abord, la présomption d’un état insolite dans l’organisme du rêveur. Moreau (de la Sarthe), qui va consacrer le dernier paragraphe de son article à l’interprétation médicale de plusieurs rêves, insiste, en terminant celui-ci, sur le fréquent rapport de ces illusions du sommeil «avec certaines impressions intérieures, avec l’époque et la marche des maladies aiguës, leurs crises, et même les moyens de traitement qu’il convient de leur opposer, comme si des voix intérieures, l’inspiration spontanée de l’instinct avait plus de liberté et d’énergie dans 1 ‘homme pendant le sommeil que pendant la veille.
«Un simple mouvement fébrile, surtout pendant la jeunesse, certaines dispositions morbides du cerveau qui précèdent quelquefois des lésions plus graves occasionnent ces rêves pendant lesquels on se trouve si éloigné de soi-même, de son caractère et de sa tournure d’esprit. Il n’est pas sans exemple d’avoir des songes tout à fait extraordinaires, qui se montrent comme des événements isolés dans l’existence de celui qui rêve, et dont le souvenir, très faible au moment du réveil, se reproduit plus tard avec beaucoup de vivacité, lorsque les mêmes causes rappellent les mêmes songes, qui se présentent alors comme une situation antérieurement éprouvée, et dont on se rappelle toutes les circonstances.» Cette dernière observation est d’une grande justesse et d’une grande finesse d’aperçus. Le fait d’une sorte de mémoire particulière à l’état de rêve, au moyen de laquelle on retrouve en rêvant les souvenirs très précis de rêves antérieurs complètement effacés durant l’état de veille, est un des phénomènes dont la constatation m’a le plus frappé dans mes observations pratiques: soit qu’il ait pour cause occasionnelle le retour de quelques sensations morbides, extrêmement délicates et perçues seulement durant le sommeil, soit qu’il émane de la seule association des idées, dès que la mémoire en a classé les tableaux parmi ses clichés-souvenirs.
ART. 8. INTERPRÉTATION MÉDICALE ET CLASSIFICATION DES RÊVES. Déjà Moreau (de la Sarthe) a cité plusieurs exemples de cette liaison qui existe parfois entre les rêves, et les variations de la santé. Il signale maintenant la nécessité, si l’on veut s’occuper des rêves au point de vue de la séméiotique, de ne point confondre avec l’effet des impressions intérieures et morbides, «tout ce qui peut dépendre soit d’une irritation ou d’une préoccupation mentale prolongées pendant le sommeil, soit de la manière d’être couché et de différentes impressions externes et locales». Puis il entreprend de classer les rêves selon leur nature, et selon le diagnostic qu’on en peut tirer.
Je ne saurais le suivre dans cette partie pathologique de son travail, ce serait empiéter sur le domaine exclusif de la médecine que je ne me sens pas capable d’aborder. Je dirai seulement que ces aperçus me paraissent abonder en observations utiles, et je citerai quelques passages qui ne sortent point du cadre que je me suis tracé.
En parlant des oppressions si pénibles auxquelles on a donné le nom de cauchemars, Moreau (de la Sarthe) s’exprime ainsi:
«Ce genre de rêves est susceptible d’une infinité de modifications très variées depuis l’impossibilité d’avoir ou de communiquer certaines idées, d’effectuer un projet, d’accomplir une résolution quelconque jusqu’à l’angoisse que l’on éprouve en sentant l’impossibilité de faire un mouvement pour se dégager de la position la plus dangereuse.
«On regarde avec raison le véritable incube, le cauchemar complet et absolu, comme le plus pénible et le plus douloureux de tous les rêves, et il n’est pas étonnant que l’on ait pensé qu’il ait pu devenir, dans certaines circonstances, une cause de mort subite.
«Cette espèce de songe est éminemment caractérisée par la vue d’un grand péril ou l’apparition de l’objet le plus effrayant, le plus horrible, combinée avec l’impossibilité vivement sentie, de parler, de crier, de se mouvoir, accompagnée d’un sentiment d’angoisse et d’oppression qui ne se rencontre pas dans les autres songes morbides, quelque tragiques et quelque douloureux qu’on puisse les supposer.»
Je ferai remarquer encore que cette atroce anxiété, que cette oppression désespérée dont la cause physique occasionnelle n’est parfois qu’un léger malaise, prouvent à quel point la sensibilité peut s’accroître durant le sommeil. Le cauchemar nous offre l’expression de la souffrance, poussée par cette surexcitation nerveuse et morale à son maximum d’intensité, comme aussi certains rêves d’une tout autre nature savent exalter en nous l’instinct des passions les plus ardentes et nous font éprouver des sentiments de joie, des transports d’une volupté suprême qu’il serait difficile de ressentir aussi profondément dans la réalité.
«Plusieurs dispositions morbides, mieux déterminées que celles qui occasionnent le cauchemar, poursuit Moreau (de la Sarthe), ont une influence marquée sur la nature des rêves, à tel point que, dans ce cas, le songe des malades peut mieux éclairer sur leur situation qu’aucun autre moyen d’information. Si l’on devait s’en rapporter à quelques observations faites par des auteurs dignes de foi, les inspirations, la voix intérieure de l’instinct auraient présenté, dans certaines circonstances, pendant les rêves, une justesse et une lucidité vraiment prophétiques, non seulement en ce qui concernait le siège ou la nature de différentes affections morbides, mais encore dans l’indication de quelques moyens de traitement très énergiques.»
Cette exaltation de la sensibilité interne, dont tant de fois déjà nous avons parlé, rend assurément très naturelle la perception la plus délicate des troubles intérieurs. Quant au fait de la divination des remèdes, il entraînerait, ainsi que le comprend l’auteur lui-même, cette conséquence assez curieuse que l’homme pourrait recouvrer parfois, durant le sommeil, cet instinct conservateur qui doit être inné chez lui comme chez les animaux, mais que l’éducation lui a fait perdre.
Moreau (de la Sarthe) poursuit son article par quelques considérations sur le somnambulisme et même sur le magnétisme, dont il regarde les effets comme des modifications morbides du sommeil et des rêves. Il cite des faits nombreux à l’appui de cette opinion que je partage, et termine enfin par ces réflexions qui ne me paraissent point surannées:
«Le somnambulisme magnétique, si on le dégageait du merveilleux que les observateurs de ce singulier phénomène y ont souvent ajouté, se réduirait à une somnolence extatique ou cataleptique: seulement, il ne se manifesterait pas d’une manière spontanée; mais il arriverait dans certaines conditions déterminées et mises en jeu par un tiers, au moyen d’une force attachée à son système nerveux en particulier ou à l’ensemble de son organisation.
«Dans cette situation, qui semble d’ailleurs ne pouvoir être provoquée que chez un petit nombre d’individus et par suite d’une aptitude spéciale et morbide, le cerveau se trouve, comme dans le somnambulisme, et à un bien plus haut degré que dans le sommeil naturel, dans un isolement complet des objets extérieurs.
«La succession, la combinaison des idées est sensiblement modifiée et rendue plus active par l’état d’excitation et d’exaltation concentrée de l’organe cérébral. Les personnes qui sont placées dans une pareille situation acquièrent tout à coup une sorte de clairvoyance ou d’instinct, relativement à leurs maladies, et peuvent être conduites plus promptement que pendant la veille à quelques aperçus qui se rapportent à leur position actuelle, soit physique soit morale.»
Cette dernière appréciation me parait très juste. Tel est suivant moi le secret de la plupart des faits semi-merveilleux qui se rapportent au somnambulisme naturel ou artificiel. La communication qui s’établit entre le dormeur et la personne éveillée permet de réunir la direction réfléchie et dirigeante de l’un à l’extrême lucidité concentrée de l’autre. Il en résulte, simultanément, une logique d’investigations et une finesse de perceptions que ne sauraient jamais posséder à la fois ni l’homme endormi ni l’homme éveillé. De là une perspicacité extraordinaire, soit pour découvrir le siège et la nature de certaines lésions internes encore inappréciables à l’état de veille, soit pour prévoir par voie d’inductions et à l’aide de raisonnements instinctifs d’une grande justesse, certains événements futurs qui existent déjà pour ainsi dire en germe, et dont l’accomplissement ne sera que le développement d’une série de faits conséquents les uns des autres. Mais, au point de vue pathologique, pour que cette lucidité soit rationnelle et sérieuse, il est bien entendu que le dormeur devra l’exercer sur son propre organisme et non sur celui d’autrui, auquel cas je n’y aurais plus la moindre confiance. Je n’aborderai point, du reste, la discussion de ce genre de faits; elle me conduirait en dehors du domaine de mes observations personnelles, dans lequel je désire me renfermer.
Nous avons vu plus haut que Moreau (de la Sarthe) entendait faire des hallucinations un phénomène à part. Celles qu’il attribue aux cataleptiques lui suggèrent l’idée d’une nouvelle distinction physiologique. Pour moi qui n’étudierai point ces états anormaux dans leur cause morbide, prenant seulement le mot hallucination dans le sens générique de toute illusion qui ne procède pas du sommeil naturel, je me contenterai de remarquer que ce phénomène ne diffère nullement dans ses résultats du rêve ordinaire, s’il est comme lui la représentation aux yeux de l’esprit de l’objet qui occupe la pensée, alors qu’il y a isolement complet du monde extérieur.
La différence entre l’hallucination et le rêve pourra donc exister dans les conditions physiques qui préparent la vision, mais non point dans le caractère de cette vision considéré en lui-même. Que ce soit le sommeil naturel qui, par l’engourdissement du corps, nous fasse perdre le sentiment de la réalité ambiante et permette à l’esprit de concentrer sur une idée toute sa puissance imaginative, ou bien que le même effet soit amené par quelque perturbation matérielle de notre organisme, le résultat final n’en sera pas moins identique. Il faut la suppression de toute lumière du dehors pour que les tableaux de la lanterne magique se montrent nets et colorés sur le rideau où leur image se projette; mais que cette condition se trouve remplie par le retour de la nuit naturelle, ou bien par une clôture hermétique en plein jour, le caractère du phénomène n’est aucunement modifié pour cela.
Esquirol n’hésite pas à écrire: «Les prétendues sensations des hallucinés sont les images de leurs idées, reproduites par la mémoire, associées par l’imagination et personnifiées par l’habitude. L’homme rêve alors tout éveillé.»
C’est aussi l’opinion de MM. Roubaud-Luce et Fodéré.
Nous arrivons aux contemporains, dont je n’ai point la prétention de passer tous les écrits en revue, d’autant qu’on y rencontre bien rarement des considérations nouvelles, au point de vue surtout de l’analyse raisonnée des phénomènes du rêve. Maine de Biran s’est fait l’adversaire de Jouffroy. M. Lélut s’est attaché à tenir la balance entre ces deux auteurs. Rattier émet à peu près les mêmes idées que Dugald-Stewart, combattant l’opinion de la suspension de l’attention professée par Moreau (de la Sarthe), à laquelle il oppose cet argument:
«Le sommeil ne suspend pas l’activité de l’âme, mais seulement l’empire de la volonté, soit sur les organes corporels, soit sur l’ordre et le cours de nos pensées: l’esprit conservant même la faculté de donner son attention aux suites d’idées ou de conceptions qui se succèdent en lui, puisque autrement il serait impossible d’expliquer comment l’âme, au moment du réveil, conserve le souvenir de ses songes, car il est bien certain que nous ne nous rappelons et que nous ne pouvons nous rappeler que les choses qui ont été l’objet de notre attention.»
Dans sa Physiologie de l’homme, le docteur Adelon admet la possibilité du sommeil sans rêves, comme plusieurs de ses devanciers; mais telle est la force de la vérité, qu’il est entraîné par la logique à se contredire lui-même sur ce point si important et si controversé, quand il écrit: «Selon que le sommeil est plus ou moins profond, on conserve ou non le souvenir de ses rêves.»
Et il sera contredit formellement aussi par Brière de Boismont qui, d’accord avec Jouffroy, posera hautement ces conclusions précises: «On a objecté contre le rêve, justement nommé le repos de l’esprit, qu’il manquait très souvent et qu’une foule de personnes se réveillaient sans avoir rêvé. Cette objection n’est pas fondée. Une expérience décisive ne laisse aucun doute à cet égard. Si vous êtes entouré d’individus qui dorment, et si le sommeil ne peut approcher de vos paupières, vous serez témoin de gestes, de paroles, d’actes qui sont autant d’indices révélateurs des rêves, et il suffira de les rappeler à ceux qui prétendent n’avoir rien rêvé pour les mettre sur la voie. Cet oubli du rêve après le sommeil n’est pas plus extraordinaire que ce qui a lieu dans l’état de veille, où l’on ne se rappelle pas à la fin de la journée la centième partie des pensées qui s’y sont produites.» Le docteur Adelon, de son côté, combattra l’opinion de ceux qui nient la persistance de la volonté durant le sommeil. Il s’appuiera sur l’expérience de Condillac, et nous dira: «Quelquefois, pendant le sommeil, de véritables travaux intellectuels se produisent, que la volonté semble diriger. Souvent on résout tout à coup, avec promptitude, des difficultés de mémoire, de jugement, d’imagination qu’on n’aurait pas pu vaincre pendant la veille. On est étonné de la lucidité de ses idées et de la facilité avec laquelle on les exprime alors. Cela vient sans doute de ce que l’activité de l’esprit est toute concentrée sur un objet, et n’en est distraite par aucune autre action.»
La même absence de distraction, la même concentration des forces vitales, tandis que les actions de la veille sont suspendues, auront pour résultat d’exalter jusqu’à l’extrême toutes les émotions de l’ordre sensuel. «Si le songe est relatif à la génésie, les organes extérieurs, sous sa dépendance, agissent. Les fonctions des organes intérieurs, qu’émeut d’ordinaire la passion, sont aussi modifiées; la respiration devient haletante, entrecoupée de soupirs; le coeur palpite avec force. L’homme qui est sous le poids du cauchemar ou de l’incube est dans le même état d’angoisse que s’il était en proie à la souffrance la plus réelle.»
Sur ce point, je serai tout à fait d’accord avec l’auteur que je cite, et je prendrai note aussi de cette déclaration conforme à mes observations personnelles qu’«on s’interroge parfois pour savoir si les scènes qu’on vient d’avoir sous les yeux sont réelles, ou bien si elles ne sont que le produit d’un songe, et que l’on peut alors plus ou moins y donner suite, les faire renaître quand elles plaisent, ou les faire cesser par le réveil quand le contraire a lieu».
Mais sur la question de la lucidité des idées en songe, et de la perfection des travaux d’esprit qu’on y peut accomplir, je serai porté à garder une opinion intermédiaire entre celles de Müller et de Cabanis.
Müller dit: «Il arrive parfois qu’on raisonne en rêve avec plus ou moins de justesse. On réfléchit sur des problèmes, et l’on se félicite d’en avoir trouvé la solution. Cependant, lorsqu’on s’éveille à temps, on trouve souvent que les résultats auxquels on croyait être arrivé sont purement illusoires, et que la solution dont on se réjouissait n’a pas le sens commun.»
Cabanis, au contraire, a écrit: «Nous avons quelquefois en songe des idées que nous n’avions jamais eues. Nous croyons converser par exemple avec un homme qui nous dit des choses que nous ne savions pas. En effet, l’esprit peut continuer ses recherches dans les songes; il peut être conduit par une certaine suite de raisonnements, à des idées qu’il n’avait pas; il peut faire, à son insu, comme il le fait à chaque instant durant la veille, des calculs rapides qui lui dévoilent l’avenir; enfin, certaines séries d’impressions internes, qui se coordonnent avec des idées antérieures, peuvent mettre en jeu toutes les puissances de l’imagination, et même présenter à l’individu une suite d’événements dont il croira quelquefois entendre, dans une conversation régulière, le récit et les détails.»
J’estime qu’il y a lieu de faire d’importantes distinctions, suivant la nature des travaux dont il s’agira. Les travaux qui exigent l’application réfléchie d’une infinité de notions complexes, acquises par l’étude pendant la vie réelle, des comparaisons prises de loin, des raisonnements et des déductions suivies, ces travaux-là seront généralement mauvais. Ceux qui demandent au contraire plus d’inspiration que de sang-froid, et pour lesquels une demi-ivresse ne serait pas nuisible; ceux où l’esprit s’exerce sur une matière simple, positive, homogène, où les idées conséquentes s’enchaînent d’elles-mêmes, comme dans les calculs mathématiques, par exemple; ou bien encore où les réminiscences et les rapprochements par analogie de formes sont d’une grande ressource, comme les compositions des musiciens, des peintres et des architectes, ceux-là pourront parfois être excellents.
Cette question sera développée plus loin au livre des observations pratiques. J’essayerai d’y expliquer, et d’appuyer de quelques exemples, ce que je ne fais ici que mentionner.
J’ai lieu de croire, du reste, que mes propositions sur la possibilité de guider ses propres rêves n’eussent pas été, à priori du moins, défavorablement accueillies par le célèbre physiologiste prussien, puisqu’il a dit aussi: «Quand le rêve se rapproche beaucoup de l’état de veille, on sent très bien qu’on rêve et malgré l’intime conviction qu’on en a, on peut cependant continuer de rêver.»
Un autre passage du même écrivain pourrait encore appuyer de son autorité quelques-uns des moyens que je compte exposer touchant la direction des songes. «La lueur d’une lampe qui brûle, pendant qu’on dort, écrit-il, exerce, comme son extinction, une certaine influence sur les rêves. La cessation d’un bruit auquel on s’était accoutumé en dormant provoque des idées dans l’âme, aussi bien que le ferait un bruit inaccoutumé.»
Assurément, si l’on convient d’abord de ces deux points essentiels, .la prolongation de la volonté durant le sommeil, et l’action efficace des agents extérieurs sur le cours des idées de l’homme endormi, on ne sera pas bien loin d’admettre que les rêves puissent être modifiés et même dirigés à volonté.
J’ai nommé tout à l’heure Brière de Boismont. Pour suivre exactement l’ordre chronologique, j’aurais dû parler auparavant de l’article Sommeil, publié en 1841, dans son Encyclopédie nouvelle, par le célèbre apôtre du socialisme, M. Pierre Leroux.
L’auteur s’attache d’abord, et surtout, à démontrer que ce sujet est encore l’un des moins élucidés des connaissances humaines; il attaque à la fois les psychologues et les physiologistes les plus renommés de la science moderne, pour montrer que ni les uns ni les autres n’ont su donner du sommeil et des songes une explication vraiment satisfaisante.
Les théories de Magendie, de Bichat, de Gassendi et de l’école de Leibniz sont très finement critiquées par lui. Jouffroy, non plus, n’est point épargné: «Singulier résultat de la physiologie et de la psychologie enseignées aujourd’hui, s’écrie-t-il enfin; si je demande au physiologiste en quoi consiste le sommeil, il me renvoie immédiatement à l’âme, puisque, suivant lui, le corps ne présente d’autres phénomènes qu’une diminution dans l’état de veille. C’est donc l’âme, ou, comme disent les physiologistes, la vie de relation, qui seule peut expliquer le sommeil. Cessation momentanée ou suspension de la vie de relation, voilà en effet le dernier mot du physiologiste: mais si je m’adresse au psychologue, c’est tout l’inverse. Lui, il me renvoie au corps; il ne veut pas entendre que son âme dorme, qu’elle entre dans un état spécial, qu’elle soit différente dans le sommeil de ce qu’elle est dans la veille. C’est le corps, me dit celui-ci, qui est soumis, à un état particulier qu’on nomme sommeil; l’âme est trop noble pour dormir. Le résultat de ces deux sciences, au point: où elles sont aujourd’hui, serait donc évidemment de nous faire nier que le sommeil existe, puisque le corps ni l’âme ne veulent s’en charger, et que physiologiste et psychologue se renvoient alternativement les difficultés.»
La conclusion de M. Pierre Leroux et l’expression de son sentiment personnel, c’est que «l’être qui est en nous n’est ni pensée ni matière; en d’autres termes, que les idées que nous nous faisons de pensée et de matière, comme si la pensée et la matière existaient quelque part telles que nous les concevons, ne sont que chimères et qu’illusions; qu’il n’y a nulle part ni pensée pure, ni matière pure.»
On voit que pour tenir le milieu entre les psychologues et les physiologistes, le philosophe socialiste se jette lui-même, en niant l’existence isolée de la pensée, dans un matérialisme qu’on pourrait appeler très pur. Notre tâche n’étant point de porter la discussion sur ce terrain, bornons-nous à constater ici qu’aux yeux de M. Pierre Leroux «le sommeil n’est ni une intermittence de l’âme, ni une intermittence du corps; mais, au contraire, un travail en commun de l’âme et du corps, comme la veille, c’est-à-dire un état où ce qu’on nomme la vie de relation se continue sous une forme différente de la forme que cette vie affecte pendant la veille, tandis que ce qu’on nomme la vie organique se continue également sous une forme différente de la forme que cette vie affecte pendant la veille.»
Enfin, «que l’étude approfondie des songes doit être le seul moyen d’arriver à bien connaître le sommeil».
J’ai montré par ce qui précède combien sont variées et contradictoires les opinions des nombreux écrivains qui ont abordé plus ou moins directement la question des songes. L’Académie des Sciences morales parut prendre en considération cette absence de méthode, ce manque de données précises, révélant l’état peu avancé de la science dans cette branche si intéressante pourtant de la physiologie humaine, lorsqu’elle donna en 1854 le sujet de concours qui a été consigné plus haut. Le mémoire couronné fut celui de M. Albert Lemoine, qui mérite une attention particulière, et que nous allons examiner avec soin.
Je continuerai d’ailleurs d’exposer au passage mes propres observations et mes propres idées, à mesure que l’occasion favorable s’en présentera.