Francesco Colonna

Le songe de Poliphile

Italie   1467

Genre de texte
Roman

Contexte
Nous avons retenu le premier chapitre, ainsi que les deux derniers, d’une histoire qui couvre plus de quatre cents pages.

Le héros est emporté dans un pays fabuleux, où il est confronté à force épreuves, énigmes et merveilles. Il rencontre une compagnie de belles dames et devient amoureux de Polia. Le soleil le réveille alors qu’il croyait toucher au but.

Notes
Ce roman a été immensément populaire et a connu de nombreuses rééditions durant deux siècles. Il a été traduit en France par Jean Martin en 1546.

Texte témoin
Le songe de Poliphile. Traduction de l’Hypnerotomachia Poliphili par Jean Martin, Paris, Kerver, 1546. Réimpression par Imprimerie nationale Éditions, 1994.

L’édition originale est abondamment illustrée. Ci-dessous une des enseignes décorant le cortège triomphal de Cupidon.

Enseigne illustrée du Poliphile




Début et fin d’un long songe

La pensée de la belle Polia

Livre 1. Chapitre l
Du sommeil qui prit à Poliphile et comme il lui sembla en dormant qu’il était en un pays désert puis entrait en une forêt obscure.

PAR UN MATIN du mois d’avril, environ l’aube du jour, je, Poliphile, étais en mon lit, sans autre compagnie que de ma loyale garde Agrypnie [le veiller que l’on fait par maladie ou fantasie], laquelle m’avait entretenu toute celle nuit en plusieurs propos et mis peine de me consoler: car je lui avais déclaré l’occasion de mes soupirs. A la fin, pour tout remède, elle me conseilla d’oublier tous ces ennuis et cesser mon deuil. Puis, connaissant que c’était l’heure que je devais reposer, prit congé et me laissa seul. Parquoi je demeurai fantasiant et consumant le reste de la nuit à penser à part moi:«Si l’amour n’est jamais égal, comme est-il possible d’aimer cela qui n’aime point? Et en quelle manière peut résister une pauvre âme douteuse, combattue de tant d’assauts, attendu, mêmement, que la guerre est intérieure et les ennemis familiers et domestiques; avec ce, qu’elle est continuellement occupée d’opinions fort variables?» Après me venait en mémoire la condition misérable des amants lesquels, pour complaire à autrui désirent doucement mourir, et pour satisfaire à eux-mêmes sont contents de vivre à malaise, ne rassasiant leur désir affamé, sinon d’imaginations vaines, dangereuses et pénibles. Tant travaillai à ce discours, que mes esprits, lassés de ce penser frivole, repus d’un plaisir faux et feint et du divin objet de ma dame Polia (la figure de laquelle est gravée au fond de mon cœur), ne cherchaient delà en avant fors que le repos naturel, pour ne demeurer plus longuement entre si dure vie et tant suave mort: parquoi me trouvai tout épris de sommeil et m’endormis.

Ô Jupiter, souverain dieu, appellerai-je cette vision heureuse, merveilleuse ou terrible, qui est telle qu’en moi n’y a partie si petite qui ne tremble et arde en y pensant? Il me sembla (certes) que j’étais en une plaine spacieuse, semée de fleurs et de verdure. Le temps était serein et atrempé, le soleil clair et adouci d’un vent gracieux: parquoi tout y était merveilleusement paisible et en silence: dont fus saisi d’admiration craintive: car je n’y apercevais aucun signe d’habitation d’hommes, ni même repaire de bêtes; [ce] qui me fit bien hâter mes pas, regardant deçà et delà. Toutefois, je ne sus voir autre chose sinon des feuilles et rameaux qui point ne se mouvaient.

Mais enfin, je cheminai tant que je me trouvai en une forêt grande et obscure, et ne me puis aviser ni souvenir en quelle manière je me pouvais être fourvoyé. Néanmoins, comment que ce soit, je fus assailli d’une frayeur griève et soudaine, tellement que mon pouls se prit à battre outre l’accoutumée, et mon visage, à blêmir durement. Les arbres y étaient si serrés et la ramée tant épaisse, que les rais du soleil ne pouvaient pénétrer à travers: [ ce] qui me fit douter d’être arrivé en la Forêt Noire [Hercinia sylva], en laquelle ne repairent fors bêtes sauvages et dangereuses: pour crainte desquelles je m’efforçai à mon possible de chercher une briève issue, et me mis de fait à courir sans tenir voie ne sentier, ni savoir quelle part me devais adresser, souvent trébuchant parmi les troncs et estocs des arbres qui là étaient à fleur de terre.

J’allais aucune fois avant, puis tout court tournais en arrière, ores en un côté, tantôt en l’autre, les mains et le visage déchirés de ronces, chardons et épines. Et, [ce] qui me faisait pis que tout, c’était qu’à chacun pas, j’étais retenu de ma robe qui s’accrochait aux buissons et halliers. Le travail que j’en eus fut si grand

et tant excessif, qu’en moi n’y eut plus de conseil et ne sus
bonnement que faire, sinon me plaindre à haute voix.
Mais tout cela était en vain car je n’étais entendu
de personne, excepté de la belle Echo, qui me
répondait du creux de la forêt, ce qui me
fit réclamer le secours de la piteuse
Ariane et désirer le filet qu’elle
bailla au déloyal Thésée
pour le guider parmi
le labyrinthe.


[...]

Livre II. Chapitre XIII.
Comme Polia tout en un même temps acheva son conte et le chapelet de fleurs qu’elle mit sur la tête de Poliphile. Puis comme les nymphes qui l’avaient écoutée, retournèrent à leurs ébats, prenant congé des deux amants, lesquels demeurèrent seuls, devisant ensemble de leurs amours. Sur quoi Poliphile s’éveilla.

JE CROIS à la vérité que les nymphes qui avaient bien amplement ouï toute l’histoire de nos amours, en eurent plaisir et merveille, pour les étranges accidents qui nous y étaient survenus. Mais soudain elles se levèrent, connaissant le discours achevé; pendant lequel Polia s’était occupée en parlant, à me faire un chapelet de fleurs, qui se trouva parfait avec son conte et étant encore sur ses genoux, me le posa sur la tête, dont les nymphes prisèrent grandement la façon; mais sur tout estimèrent son beau parler, son maintien gracieux et sa beauté plus qu’admirable, prenant singulièrement plaisir d’entendre la noble source de sa race, ensemble le prospère succès de ses amours qu’elle avait récité par si bonne éloquence qu’il était impossible de plus. Bientôt après, vouloir leur prit de retourner à leurs passe-temps ordinaires parquoi recommencèrent à sonner de leurs instruments et à danser autour de la fontaine: à quoi elles nous appelèrent, montrant une familiarité bien grande et cordiale privauté, Puis les danses finies, elles prirent congé et nous baisèrent toutes l’une après l’autre, fort contentes de notre compagnie. Or étant ces nymphes départies et nous trouvant, Polia et moi, seuls en ce lieu plein de félicité, vous pouvez penser que nous eûmes assez que dire: car jamais n’avions eu si bon loisir de déclarer les affections de nos courages. Toutefois je commençai à lui dire:

«Madame, vous avez (ce crois-je) assez connu l’amour que je vous porte et comme je vous ai choisie pour maîtresse de mon cœur, ainsi que la non-pareille en vertus et beauté de toutes celles que je vis onques en ma vie; et savez que pour acquérir votre bonne grâce, j’ai passé par toutes les misères qu’un pauvre amant peut endurer; tant que depuis le jour que premièrement je vous vis, je n’ai pas eu une heure de repos; mais maintenant que l’inspiration des dieux vous a rendue plus traitable et que votre cœur qui soulait être garni de cruauté, s’est ému à douce miséricorde, j’en remercie la bonté souveraine et vous supplie que toutes doutes et suspicions ôtées, amour soit invariable et nos volontés entièrement conformes,»

À quoi elle me répondit:

«Poliphile mon seigneur et ami, je vous prie que ne veuillez jamais ramentevoir les choses passées et tenir pour certain que vous le seul gardien de mon cœur: ce que pouvez avoir par œuvre et par effet, considéré mêmement qu’en la présence de tant de nymphes, je me suis jusques au mourir alliée et donnée à vous, voire si étroitement obligée, que nul autre n’y aura et ainsi que vous êtes le premier, ainsi serez-vous le dernier.»

Ce dit, elle jeta ses deux bras à l’entour de mon col, m’embrassant et baisant si amoureusement que je cuidais trancir de joie. Et de ma part je n’en faisais pas moins, étant surpris de si extrême plaisir que je ne savais si j’étais en ciel ou en terre; tellement que je méconnaissais quasi et moi-même et ma Polia, à laquelle par fine force d’amour, une couleur vermeille était montée au visage, mêlée sa blancheur naturelle, qui lui donnait si beau lustre que c’était pour faire mourir un cœur non sujet à la mort. En ces entrefaites tout en un instant, les larmes lui sortirent des yeux en guise de cristal ou petites perles rondes, si que vous eussiez dit que c’étaient gouttes de rosée sur les feuilles d’une rose incarnate épanouie au lever du soleil en la saison du mois de mai. Et comme j’étais en comble de liesse, celle digne figure s’évanouit, montant en l’air ainsi qu’une petite fumée de benjoin et laissa une odeur tant exquise que toutes les senteurs de l’Arabie Heureuse ne s’y sauraient acomparer; qui fut cause que je m’éveillai et me sembla que j’ouïs dire me en passant:«Adieu. Adieu, mon ami Poliphile.»

Chapitre XV
Comment Poliphile fait fin à son hypnerotomachie, se complaignant du songe qui fut si brief et de ce que le soleil se leva si tôt pour lui rompre son somme, comme s’il eût été envieux de sa félicité.

TOUT aussitôt que cet esprit angélique se fut disparu de ma fantasie, je m’éveillai, las et cassé par les étroits embrassements dont il m’avait étreint à mon avis et demeurai plein d’amertume, voyant absenter de moi celle par qui je devais vivre, laquelle m’a conduit et élevé à si hautes pensées. Ainsi donc abandonné de toutes mes félicités supernaturelles, excepté du souvenir, je ne sus de qui me devais plaindre, si ce n’était du soleil qui (par aventure) pour être envieux de mon bien, abrégea celle nuit bienheureuse, nonobstant qu’il fût en lui de tarder encore quelque peu, ainsi que jadis il a fait pour plusieurs autres. Ô que j’eusse été bien tenu à celui qui m’eût envoyé le sommeil que la belle Psyché portait clos en sa boîte! Mais (hélas) au plus fort de ce souhait, j’ouïs la douce Philomèle, ou rossignol, se lamenter du déloyal Térée, disant en son chant ramage: «Tereus Tereus eme ebiasato» c’est-à-dire «Térée, Térée ma violée». Et ainsi me laissèrent le songe et le sommeil parce que je m’en éveillai comme en sursaut, disant:

«Or Adieu donc, ma mieux aimée Polia.»


A Trévise lorsque Poliphile était détenu ès beaux liens de l’amour de Polia, l’an mil quatre cent soixante-sept, le premier jour du mois de mai 8.

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