Michel Leiris

Journal 1922-1989

France   1992

Genre de texte
Journal

Contexte
Entrée de 1924.
Le 28 octobre, Leiris note dans son Journal: «Sur le rêve du 14 octobre (d’après Artémidore d’Ephèse) : Villes étrangères et inconnues: néfaste.
Hôtelleries: la mort qui accueille et reçoit quiconque se présente, — tracas et difficultés.
Murailles: apportent aux songeurs la sérénité et les apaisent, — ceux qui songeront être enfermés dedans connaîtront la crainte et seront frappés de stérilité.
Piscine asséchée: néfaste. { Le bain a aussi une convenance avec le théâtre, — dans le rêve présent, la baignoire de pierre remplace le lit, qui se rapporte ordinairement à la femme du songeur. } ( À noter que, dans la suite du rêve, ce n’est pas dans la piscine que je m’installerai pour faire l’amour, mais dans un fauteuil, — [mot illisible] il est vrai à aller dans la piscine, ce que mon réveil seul empêchera.)
Rayons du soleil pénétrant dans la chambre: abondance et bonheur! Soleil pénétrant lui-même: fièvre. } Ruisseau bourbeux: contrariétés au cours d’un voyage, — difficultés, fatigue, embarras.
Boue: sera malade ou déshonoré.
Vieillards: présage néfaste.
Mendiants: infortunes, déceptions, angoisses. Dans mon rêve, le mendiant me gêne, car je crains qu’il ne m’épie, — je l’espère noyé et ai une petite déception en le voyant reparaître à la surface de l’eau.
S’endormir en nageant: présage très néfaste. Ici c’est le mendiant qui nage endormi.
Filles de joie: «La putain que l’on rencontre en songe n’est pas, en soi, défavorable puisqu’elle nous promet quelque joie; mais le taudis où se tient cette paillarde, où fleurissent les vices et la dépravation est un présage de tristesses et de malheurs, parce que c’est un lieu fréquemment troublé par des pugilats et des rixes que s’y livrent des hommes ivres et concupiscents.» (p. 75-76)

Notes
Ce récit de rêve a été remanié dans Nuits sans nuit, p. 23-25. (Note de Jean Jamin).
Georges Limbour est un ami de Michel Leiris. Il travaillait comme journaliste.
Michel Leiris fréquentait les maisons de passe, comme cela se faisait beaucoup chez les jeunes Parisiens de l'époque. La femme à laquelle ce rêve fait allusion pourrait être la prostituée qu’il évoque dans L’Âge d’homme: «fille un peu mûre […] que je ne parvins pas à posséder parce que, malgré sa gentillesse et les baisers humides dont elle couvrait mon front, j’étais trop ému» (Le livre de poche, p. 169).
On peut trouver une traduction de l’œuvre d’Artémidore dans cette base, mais elle est plus ancienne que celle sur laquelle se fonde ici Michel Leiris.

Texte témoin
Journal 1922-1989. Édition établie, présentée et annotée par Jean Jamin. Paris, Gallimard, 1992, p. 69-70.




Maison de passe

Des caresses innocentes

Mardi 14 octobre

Rêve: Limbour et moi, dans une ville de province, parcourons avec une bande de voyageurs fraîchement débarqués comme nous, un hôtel que nous savons être une maison de passe, — tout en marchant derrière la servante qui nous guide, nous regardons à droite et à gauche les portes entrebâillées, afin de découvrir quelque chose de suspect. Mais nous ne trouvons rien; de guerre lasse, Limbour finit par entrer dans des W.C., pensant trouver dans ces parages une aventure.

Je continue mon chemin, — mais une vieille femme m’appelle tout à coup: je la suis. Elle me fait passer par un mur dont elle soulève le bas, comme un couvercle: je suis obligé de m’agenouiller pour pouvoir passer. Elle me suit. Nous sommes dans une autre pièce, entièrement nue; à la place de lit, une immense baignoire de pierre (plutôt une piscine), dans une petite salle attenante et en contrebas. Il fait très clair; la salle ouvre d’ailleurs directement (sans fenêtre, mais simplement par l’absence totale du mur qui devrait masquer ce côté) sur une campagne ensoleillée. Je m’aperçois que nous sommes à la hauteur d’un premier ou d’un second étage environ. Au pied de la salle où je suis, coule un large ruisseau fangeux. Devant le ruisseau, un vagabond dort, les genoux ramassés et la tête dans ses mains. Un chien caniche est assis près de lui.

La vieille entremetteuse est allée prévenir une femme: j’attends patiemment avec elle. Elle me donne quelques renseignements sur elle, et me dit qu’elle a pour client habituel un vieil homme horriblement laid, que je connais de vue. Cependant, — je vais jeter un coup d’œil sur la campagne, et j’aperçois le chien qui, d’un coup de tête, pousse son maître vers la rivière: le vagabond bascule, et, sans changer en rien sa position, roule jusqu’à l’eau dans laquelle il s’enfonce. Il disparaît pendant quelques instants, et les remous se sont évanouis; je le crois noyé, mais tout à coup une main émerge et je vois reparaître le vagabond qui s’enfuit à la nage, quoique toujours endormi.

À ce moment, la femme arrive. Elle porte le costume habituel des femmes de maison. Elle s’avance en souriant, je lui prends les deux mains et la regarde sans dire un mot, faisant un simple signe d’acquiescement. Elle semble douce et docile. Je suis ému par la surprise, due à l’absence complète de tout choix de ma part. L’entremetteuse se retire, — et j’échange avec la prostituée quelques caresses assez innocentes.

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