Amadou Hampaté Bâ

L’Étrange destin de Wangrin

Mali   1973

Genre de texte
roman

Contexte
Ce rêve apparaît au milieu du roman et marque un tournant dans l’histoire.

Comme Wangrin a dépossédé Romo de son fief et déjoué au profit du frère du roi la succession au trône de Brildji alors que le fils convoitait aussi le trône, plusieurs personnages lui en veulent à mort. Les problèmes rencontrés avec l’administration coloniale s’estompent progressivement. Il pensait que tout était fini. C’est à ce moment qu’arrive la bergère. Le songe constitue un passage clé et annonce la nouvelle tournure que va prendre la vie de Wangrin. C’est à la lumière de l’interprétation qu’il va orienter son combat.

Notes
(1) Un des ancêtres des Peuls, supposé être le jumeau de Thianaba, le python mythique, roi des bestiaux, notamment des bovins, ovins et caprins (NDA). (2) Bateau à vapeur (NDA).

Texte témoin
L’Étrange destin de Wangrin ou les roueries d’un interprète africain, Paris, UGE, 1973 et 1992, p. 199-201.




Un songe à interpréter

Le songe de la bergère

Mais voyons ce que me veut cette vieille descendante d’Illo Yaladi (1). Un Peul est toujours doublé d’un génie. Qui voit un Peul sans voir son double n’a rien vu.

Wangrin fit entrer la vieille bergère et lui demanda: «Pourquoi as-tu affronté la chaleur de midi pour venir me voir alors que tu pouvais attendre un moment plus frais pour te déplacer ?

— Je viens à toi, Wangrin, pour te conter un songe que j’ai fait ce matin, entre l’appel à la prière et le lever du soleil. J’ai vu une vaste étendue d’eau où de grands flots s’élevaient sous l’effet d’une bourrasque. Celle-ci semblait venir de divers points à la fois.
«Sur cette eau agitée voguait une immense pirogue métallique. Du milieu de cette pirogue bizarre sortait, par un gigantesque foyer, un panache de fumée noire, drue comme un ‘tiba duule krum’, le nuage d’orages et de giboulées.
«La barque métallique eut raison des vagues et accosta. Beaucoup de blancs-blancs et quelques Noirs habillés en blancs-blancs débarquèrent. Parmi les blancs-blancs, il y en avait un qui appelait à tue-tête: ‘Wangrin! Wangrin!Où es-tu?’
« Au même instant, je vis une grande dune. Elle te cachait à la vue de tout le monde, mais non celle d’un Noir géant qui fonça sur la dune. Il se mit à y donner de grands coups de houe. La dune s’écroula sur lui, mais il s’en sortit avec les cheveux, la bouche et les vêtements pleins de sable. Il se mordit le doigt droit jusqu’à la deuxième phalange. Puis il jeta sa houe et s’évanouit à mes yeux pendant que je te voyais courir comme un chien de chasse lancé.
«Je m’éveillai presque abrutie par ce rêve pénible. J’en fus si hantée que je n’ai pas voulu attendre plus longtemps pour venir te mettre au courant de ma vision. Je suis partie de chez moi au lever du soleil et il est en ce moment au zénith. Il faudrait que tu te fasses interpréter ce songe avant que le soleil ne se couche.
«J’ai fini de parler. Adieu! »

[…]

Dans l’incapacité de reprendre sa sieste, il [Wangrin] envoya immédiatement chercher Moulaye Hamidou, un marabout maure réputé pour sa vaste science occulte. Quand celui-ci fut arrivé, il lui raconta le songe fait par la vieille bergère peule et lui en demanda la signification.

Moulaye Hamidou n’eut point besoin d’aller consulter son livre de magie. Il avait son grimoire en tête. Il réfléchit un moment et dit:
«Wangrin, la fumée noire sortant d’une cheminée pour se répandre signifie difficultés et embûches dans le ciel de ta vie. Il te faudra lutter durement pour te garantir des pluies d’ennuis qui vont commencer à tomber sur toi.
«Un ennemi farouche, fort, armé et bien décidé essaiera de démolir le barrage de forces occultes qui constituait jusqu’ici ton appui et ta protection. C’est ce que signifie l’attaque de la dune derrière laquelle tu étais tapi quand le blanc-blanc, débarqué de la mystérieuse ‘pirogue-à-fumée’ (2), t’a interpellé. Il va falloir te méfier de tous les blancs-blancs qui viendront dans le territoire à partir de samedi prochain. Parmi eux, il y en aura un prêt à payer n’importe quoi pour t’avoir à sa merci, et il sera loin d’être de ceux qui se soucient d’épargner ta vie.

— Moulaye Hamidou, dit Wangrin, accepterais-tu de travailler pour me garantir contre mes ennemis blancs- blancs, noirs-blancs et noirs, et pour combien?

— Oui, Wangrin, je l’accepte. Mais quant à te fixer un prix, je me refuse à le faire. Je ne suis pas un vendeur de prières au plus offrant et dernier enchérisseur. Je prie Allah, mais je ne vends pas son nom.

— Eh bien! reprit Wangrin, prie pour moi. Je saurai reconnaître tes services.

— Tu nourriras, durant un mois, sept orphelins et sept veuves sans ressources. Tu les habilleras somptueuse- ment. Tu jeûneras toi-même durant sept jours en t’abstenant absolument de tout rapport sexuel.»

Texte sous droits.

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