J. Delisle de Sales

De la philosophie de la Nature

France   1769

Genre de texte
traité

Contexte
Le rêve figure au chapitre préliminaire du troisième et dernier livre qui compte 6 chapitres.

Delisle de Sales reprend ici un songe de Marc-Aurèle, philosophe et empereur romain, pour illustrer sa croyance que l’amour de soi mène au bonheur.

Texte original

Texte témoin
Amsterdam, Arkstee et Merkus, 1770, p. 188-190.




Songe de Marc-Aurèle

Rencontre divine

Marc-Aurèle dormait peu, parce qu’il gouvernait cent millions d’hommes; il pensait pendant la nuit au bien qu’il pourrait faire, et il s’occupait pendant le jour à l’exécuter. Cependant les forces de son corps ne répondaient pas à la vigueur de son intelligence; il s’assoupissait quelquefois malgré lui; alors il faisait des songes : et quels songes! Ils prolongeaient la douceur de son existence; ils étaient sereins comme l’âme de ce grand homme.

Voici un des songes de cet empereur, qu’on a trouvé écrit en grec dans les ruines d’Herculanum. Ce monument ne sera pas indifférent aux philosophes. Un songe de Marc-Aurèle est plus utile au genre humain que le réveil de vingt rois.

«L’an douzième de mon empire, le trois des calendes de mars, vers la troisième veille de la nuit, les dieux m’honorèrent d’un songe, moins pour me récompenser du peu de bien que j’ai fait au monde, que pour m’encourager à exécuter tout celui que je voudrais faire. Je me vis transporté en un instant dans la sphère brillante où réside Démiurgos, le géomètre par excellence. Tous les dieux étaient rangés autour de son trône; quand on les voyait hors du palais, l’œil ne pouvait soutenir l’éclat de leur majesté; mais dans le palais on n’était frappé que de la splendeur de Démiurgos. Approche, Marc-Aurèle, me dit l’être des êtres, tu fais le bonheur de tes égaux dans la petite fourmilière que tu gouvernes; je veux t’apprendre à y faire le tien, avant que je te mette au nombre de ces intelligences qui portent mes lois dans les mille soleils que j’ai allumés au sein de l’espace. J’étais tombé aux pieds du grand être, et je croyais n’exister que par le sentiment de la reconnaissance, lorsqu’un nouveau spectacle vint réveiller ma curiosité. Tout à coup un nuage, qui était au-dessous de moi, s’entrouvrit, et j’aperçus une espèce de sybarite, couché sur un lit de roses auprès d’une jeune beauté à demi nue; il chantait à demi-voix en me regardant :

– Faible mortel, né pour mourir, laisse-toi consoler par la voix d’Épicure; que ta vertu consiste à ne jamais souffrir. Veux-tu te réveiller au sein de la nature? Viens t’endormir dans les bras du plaisir.

M’endormir! dis-je alors en moi-même; non, non, mon âme est trop active pour goûter un bonheur qui ne serait qu’un songe. On m’épargna le soin de réfuter Épicure, je vis un groupe de malheureux s’approcher du lit de repos maudissant la philosophie et l’existence; je distinguai parmi eux ce sénateur célèbre, qui engraissait de la chair de ses esclaves les murènes de ses viviers, ce Vitellius qui ne régna que pour manger, et cette Messaline que le plaisir fatiguait, mais sans la rassasier, et qui prostitua pendant tant d’années à la plus vile populace de Rome, l’honneur de son sexe et le lit des Césars.

Un petit homme, fort replet et sans barbe, se sépara de la troupe et vint dire d’un ton flûté à Épicure :

– Ne suis-je pas comme toi le fils de la nature? Pourquoi donc n’ai-je jamais connu le plaisir? Serai-je à jamais malheureux, parce que je suis né mal organisé?

– Ô mon maître! dit le philosophe Lucrèce, ton système sur le bonheur n’a jamais fait le mien; cependant j’étais né riche, robuste et voluptueux : les trois parties du monde contribuaient au luxe de ma table, mon palais ne cédait en magnificence qu’à celui de Lucullus : j’aimais avec emportement, et j’étais aimé de même : je cherchais le bonheur partout, je ne l’ai point trouvé, parce qu’il n’était point en moi. Lucilia qui désirait aussi d’être heureuse, me donna un philtre pour me rendre plus amoureux; ce philtre me rendit frénétique; c’est dans les intervalles de mon délire que j’interprétai tes principes sur la nature des êtres; je finis enfin par me tuer à quarante-deux ans, ayant goûté de tout, mais n’ayant joui de rien, environné de disciples que j’instruisais sans être persuadé, et chef d’une secte dont je ne serai jamais.

– Pour moi, s’écria avec un soupir le premier des Césars, la nature semblait m’avoir formé pour être l’enthousiaste d’Épicure : j’étais le mari de toutes les femmes, et la femme de tous les maris; mais je n’en étais pas plus fortuné. Je possédais et ne jouissais pas; et quand mon délire voluptueux était calmé, je retrouvais au centuple le sentiment pénible de mes malheurs, et de mes attentats. Je ne me rappelle que deux instants de ma vie où le plaisir m’ait rendu heureux : c’est lorsqu’en pleurant sur la statue d’Alexandre, je me sentis la force d’égaler ce héros, et lorsque, percé au milieu du sénat de vingt-deux coups de poignard, j’eus la générosité de pardonner à mes assassins; le reste de ma vie, je n’ai point vécu.

César parlait encore, lorsqu’un spectacle effrayant ramena mes regards du côté d’Épicure : je ne vis plus ce couple charmant ivre d’amour et de joie, dont les bras enlacés, la voix éteinte et les âmes confondues, semblaient attester la félicité de leur existence. Pendant qu’on parlait autour des deux amants, le plaisir était déjà loin d’eux; les roses de leur teint se flétrissaient, et le feu de leurs regards commençait à s’éteindre : la métamorphose s’achève; les deux amis de la volupté deviennent des squelettes qui ont horreur de s’embrasser : le lit de fleurs sur lequel ils reposent prend insensiblement la forme d’un tombeau, et Épicure d’une main glacée écrit ainsi son épitaphe :

Ci-gît le sensible Épicure,
il chercha, définit, et chanta le plaisir,
mais celui qu’il goûta respirait l’imposture;
l’homme a des sens, mais ne sait point jouir,
il est créé par la nature
pour chercher le bonheur, l’ignorer et mourir.

Je vis ce désastre sans effroi, car j’étais auprès de Demiurgos; je me sentais pénétré de son essence, et je partageais sa sérénité.

À peine les nuages se furent-ils réunis sur le tombeau d’Épicure, que je vis se former tout à coup un édifice aérien, dont la base était sur la terre, et le comble semblait soutenir le palais de Demiurgos; une multitude d’intelligences remplissait l’intervalle des deux planètes, et formait une chaîne immense, dont un génie placé sur la terre tenait le premier anneau. Ce génie était un philosophe qui paraissait absorbé dans de sublimes méditations : son imagination brillante s’occupait à créer des rapports entre le grand-être, et les petits insectes qui rampent sur la terre : les hommes se pressaient avec fracas autour de lui; d’indignes rivaux tâchaient de le punir de ses talents; mais il écrivait à la lueur des flambeaux, que l’envie faisait luire autour de lui; tant qu’il ne s’occupa qu’à méditer, je le pris pour Archimède; mais il parla, et je reconnus Platon.

– Athéniens, disait-il, je vous vois rougir d’avoir empoisonné Socrate, parce qu’il était plus éclairé que vous; mais ce n’est pas par un vain mausolée que vous apaiserez sa cendre : protégez les philosophes, honorez le génie, cultivez la vertu; c’est l’unique moyen de réparer le grand vide que la mort du plus sage des hommes a laissé dans la nature. Vous désirez d’être heureux, et vous suivez en cela l’impulsion de la nature; mais il n’y a que la philosophie qui puisse vous conduire au bonheur. Quand l’être, toujours le même, ordonna aux intelligences célestes de former l’homme avec les principes de l’âme du monde, il lui fit part d’une légère émanation de sa raison éternelle; ce n’est donc qu’en cultivant cet entendement sublime, qu’on peut se rapprocher sans cesse de la divinité; le souverain bien n’est que la science même de ce bien; apprenez à connaître, et vous apprendrez à jouir. La vertu est si belle qu’on ne doit la rechercher que pour l’amour d’elle-même. Socrate la contemplait lorsqu’il but la ciguë, et il était heureux. Ce n’est point aux vils sophistes qui ont persécuté le sage à calculer les plaisirs sublimes de l’entendement : que leurs âmes pusillanimes célèbrent les voluptés des sens, elles ne sont pas faites pour connaître d’autres jouissances. Pour nous, que l’éternel géomètre a pénétrés de son essence, n’existons que par la plus belle partie de nous-mêmes; élevons-nous à l’idée éternelle, méditons et nous serons heureux.

Pendant que Platon parlait ainsi, ses disciples contemplaient l’idée archétype, disputaient sans s’entendre sur les abstractions, et bâtissaient des mondes; le peuple admirait ces philosophes, et croyait partager leur bonheur en les admirant. J’admirais aussi le divin Platon; mais je sentais que le souverain bien ne consiste pas à faire des systèmes, et que dès qu’il faut raisonner pour être heureux, il faut exclure du bonheur les trois quarts du genre humain.

Tandis que je réfléchissais ainsi, Demiurgos fit un signe de tête; aussitôt le palais aérien disparut comme un nuage léger; la grande chaîne se rompit, et le philosophe qui la tenait ne me parut plus qu’un rêveur sublime.

À peine le fantôme brillant, que l’imagination de Platon avait produit se fut-il dissipé, que je vis à sa place une statue colossale dont l’œil humain ne saurait calculer les rapports; sa tête reposait dans le sein de Demiurgos, et les pieds touchaient à un point de la dernière circonférence de l’univers; elle avait l’œil fixé sur le torrent des siècles qui roulait à ses côtés avec fracas, et les mondes se pressaient autour d’elle sans troubler sa sérénité. Aux hommages que cette statue recevait des dieux subalternes, et encore plus à une émotion extraordinaire qu’elle excita dans mon cœur, je reconnus la vertu... la vertu, le plus sublime...; mais son éloge est fait, je l’ai nommé.

Je détournai ensuite mes regards vers la terre, et je vis un sage en cheveux blancs revêtu de la diploïde de Diogène qui montrait du doigt la statue, et disait aux hommes : – Les générations se succèdent, les mondes s’altèrent, les dieux subalternes s’anéantissent; mais l’être que vous voyez est éternel; toutes les intelligences désirent leur bonheur, et le bonheur n’est que dans la vertu.

Ce précepteur auguste du genre humain, ce demi-dieu sur la terre, était Zénon, mon maître, et celui de tous les rois qui se regardent comme des hommes, et qui veulent gouverner des hommes. Tout ce qu’il y a eu de plus grand dans l’espèce humaine, composait une cour à ce philosophe; on y distinguait particulièrement Thraseas et Pétus, les martyrs de la liberté romaine : Sénèque, qui sauva pendant trois ans la terre des fureurs de Néron, et l’intrépide Caton qui trouva, à déchirer ses entrailles, un bonheur que César cherchait en vain dans la conquête du monde. Zénon, toujours l’œil fixé vers le simulacre colossal de la vertu, apprenait aux sages du portique à gouverner toutes les facultés de leur âme, à braver les douleurs des sens et à conserver un sage équilibre entre la vie et la mort : les hommes appelaient ces principes, des paradoxes. Mais qu’on me montre des vérités qui aient été plus utiles à la terre que ces paradoxes?

Zénon jeta un regard sur moi, et je sentis une douce émotion; je me tournai vers la statue, et les traits de flammes que ses yeux lançaient, embrasèrent mon âme : cédant alors à l’activité de mon enthousiasme, je me jetai aux pieds de Demiurgos :

– Être des êtres! m’écriai-je avec transport, mes vœux sont satisfaits, j’ai vu le bonheur : il ne me reste qu’à mourir! ...

Je me retournai : déjà Zénon avait disparu, la tête du colosse commençait à se cacher dans les nuages, et tout à coup, il régna un grand silence dans la nature.

Alors Demiurgos parla ainsi :

– Des atomes ont osé créer le bonheur suprême, mais il est tout entier en moi; et je cesserais d’être le dieu de l’univers, si je le partageais avec quelque intelligence. Pour la félicité bornée, dont j’ai permis à l’homme de jouir, je l’ai exposée à tes regards dans un triple tableau. Les trois principes de tes philosophes sont bons, mais il faut les réunir : chacun d’eux se trompe s’il parle seul, et la vérité résulte de leur union. N’oublie jamais que je t’ai donné des sens pour en faire usage, un entendement pour le diriger à la vérité, et une volonté pour pratiquer la vertu.

Il dit : je vis alors Platon, Épicure et Zénon réunis au pied de la statue de la vertu; un nouveau trait de lumière vint pénétrer mon Âme, et je me réveillai. »

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