Jacques Cazotte

Le Diable Amoureux

France   1776

Genre de texte
roman

Contexte
Le rêve se situe environ au milieu du récit.

Dans les ruines de Portici, Alvare, adepte du satanisme, fait un jour la rencontre d’un affreux chameau qui, après d’autres transformations, devient une jeune femme nommée Biondetta. Alvare fait un premier songe alors que Biondetta et lui se trouvent dans une voiture en route pour Venise. Rendus à Venise, ils se font attaquer par des hommes masqués et Biondetta est poignardée. Alvare fait un autre songe dans lequel il voit sa très pieuse mère le mettre en garde et Biondetta provoquer sa mort. Une fois guérie, sa compagne lui apprend qu’elle est une sylphide, un génie des airs, et Alvare croit vivre un songe. Biondetta lui révélera plus tard qu’elle est une incarnation du diable.

Texte témoin
BNF, Gallica, p. 331, p. 343-344 et p. 347.




Le rêve d’Alvare

Nuits torrides

Ma tentative ne fut pas vaine, le sommeil s’empara de mes sens et m’offrit les rêves les plus agréables, les plus propres à délasser mon âme des idées effrayantes et bizarres dont elle avait été fatiguée. Il fut d’ailleurs très long, et ma mère, par la suite, réfléchissant un jour sur mes aventures, prétendit que cet assoupissement n’avait pas été naturel. Enfin, quand je m’éveillai, j’étais sur les bords du canal sur lequel on s’embarque pour aller à Venise.

[...] Hors de moi, je m’élance de la gondole. Les meurtriers ont disparu. A l’aide du flambeau je vois Biondetta pâle, baignée dans son sang, expirante.

Mon état ne saurait se peindre. Toute autre idée s’efface. Je ne vois plus qu’une femme adorée, victime d’une prévention ridicule, sacrifiée à ma vaine et extravagante confiance, et accablée par moi, jusque-là, des plus cruels outrages.

Je me précipite; j’appelle en même temps le secours et la vengeance. Un chirurgien, attiré par l’éclat de cette aventure, se présente. Je fais transporter la blessée dans mon appartement; et, crainte qu’on ne la ménage point assez, je me charge moi-même de la moitié du fardeau.

Quant on l’eut déshabillée, quand je vis ce beau corps sanglant atteint de deux énormes blessures, qui semblaient devoir attaquer toutes deux les sources de la vie, je dis, je fis mille extravagances.

Biondetta, présumée sans connaissance, ne devait pas les entendre; mais l’aubergiste et ses gens, un chirurgien, deux médecins, appelés, jugèrent qu’il était dangereux pour la blessée qu’on me laissât auprès d’elle. On m’entraîna hors de la chambre.

On laissa mes gens près de moi; mais un d’eux ayant eu la maladresse de me dire que la faculté avait jugé les blessures mortelles, je poussai des cris aigus.

Fatigué enfin par mes emportements, je tombai dans un abattement qui fut suivi du sommeil.

Je crus voir ma mère en rêve, je lui racontais mon aventure, et pour la lui rendre plus sensible, je la conduisais vers les ruines de Portici.

« N’allons pas là, mon fils, me disait-elle, vous êtes dans un danger évident. » Comme nous passions dans un défilé étroit où je m’engageais avec sécurité, une main tout à coup me pousse dans un précipice; je la reconnais, c’est celle de Biondetta. Je tombais, une autre main me retire, et je me trouve entre les bras de ma mère. Je me réveille, encore haletant de frayeur. Tendre mère! m’écriai-je, vous ne m’abandonnez pas, même en rêve.

Biondetta! vous voulez me perdre? Mais ce songe est l’effet du trouble de mon imagination. Ah! chassons des idées qui me feraient manquer à la reconnaissance, à l’humanité.

J’appelle un domestique et fais demander des nouvelles. Deux chirurgiens veillent : on a beaucoup tiré de sang; on craint la fièvre.

[…] « Quand j’eus pris un corps, Alvare, je m’aperçus que j’avais un cÅ“ur. Je vous admirais, je vous aimais; mais que devins-je, lorsque je ne vis en vous que de la répugnance, de la haine! Je ne pouvais ni changer, ni même me repentir; soumise à tous les revers auxquels sont sujettes les créatures de votre espèce, m’étant attiré le courroux des esprits, la haine implacable des nécromanciens, je devenais, sans votre protection, l’être le plus malheureux qui fût sous le ciel : que dis-je? je le serais encore sans votre amour. »

Mille grâces répandues dans la figure, l’action, le son de la voix, ajoutaient au prestige de ce récit intéressant. Je ne concevais rien de ce que j’entendais. Mais qu’y avait-il de concevable dans mon aventure?

Tout ceci me paraît un songe, me disais-je; mais la vie humaine est-elle autre chose? je rêve plus extraordinairement qu’un autre, et voilà tout.

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