Pascal Quignard
Les Ombres errantes Genre de texte Notes Texte témoin
Drancy : ville au nord-est de Paris, où l’armée allemande installa en 1941 un camp d’internement des juifs, qui servit de lieu de transit vers Auschwitz.
Les Ombres errantes, Paris, Grasset, 2002, p. 147-48.
Une petite grenade
CHAPITRE XLV
Je marchais dans la rue, front baissé, la tête pleine de pensées intenses vaines. Tout à coup je sentis qu'on me poussait violemment dans le dos. Je tombais en avant si rapidement que je n'avais pas le temps de tendre mes mains vers le sol. Je tombais directement sur la tête. Je sentais la présence de quelqu'un tout près de moi. Je levais mon visage. Je le dévisageais.
Je sentis que mes dents saignaient.
C'était un jeune homme très beau, pâle, qui portait une espèce de soutane, et qui tenait une petite grenade jaune dans sa main, qu'il tendait sous mes yeux. Je voulais toucher mon menton qui me faisait mal mais je reçus aussitôt dans la bouche un coup de genou qui me fit pousser un petit cri. Il était chaussé de grosses baskets montantes.
— Ne bouge pas! me dit-il doucement.
Je n'Ă©tais pas en train de bouger: j'Ă©tais en train de pleurer de douleur.
Il avança sa main. Il me prit mon portefeuille dans ma poche intérieure. Il prit l'argent qui s'y trouvait et lâcha le portefeuille près de mon visage. Il partit sans courir.
Je le voyais : il partait sans courir.
J'essayais de me mettre à quatre pattes. Tout à coup, de nouveau je sentais des mains sur mon dos. J'étais pris de découragement. Et ces mains me tiraient. Je me retournais: c'était une vieille femme qui cherchait à me remettre debout. Elle me tirait. Elle demandait en même temps:
— Vous voulez que je prévienne Police-Secours?
— Surtout pas! murmurais-je, subitement pris de panique.
— Pourquoi? demandait la femme âgée.
Dans mon rĂŞve je pleurais. Je disais:
— Je ne veux pas être emmené à Drancy.