Jean Paul Richter

Hespérus II

Allemagne   1795

Genre de texte
Roman

Contexte
Victor porte de nuit une lettre à Emmanuel, son ami d’enfance. Son rêve est l’enchainement de ses pensées durant une nuit de printemps.


«Comme les rayons de nos poussières solaires dans la lumière radieuse...»

Texte témoin
Hespérus II., Paris, Librairie Stock, 1930.




Vision de l’Univers

Le messager nocturne

À sept heures du soir, il alla, comme la mer, de l’est à l’ouest. Orion, Castor et Andromède brillaient à l’occident, non loin du couchant rouge, au-dessus du pays de la bien-aimée, et comme elle, ils descendront bientôt d’un ciel dans l’autre. Son cœur ému seulement d’espérances, les chambres ardentes de son cerveau, où Maienthal, dessiné à l’encre sympathique, apparaissait, toujours plus clair et plus coloré, cette effervescence intérieure de la joie, presque douloureuse, le rendit d’abord incapable d’accueillir dans une âme paisible et limpide le temple du printemps, construit selon la beauté grecque. La nature et l’art ne peuvent être goûtés que par un œil pur d’où sont effacées les deux sortes de larmes.
Mais enfin, le nocturne immense submergea ses brûlantes images de fièvre, et le ciel avec ses lumières, la terre avec ses ombres pénétrèrent dans son cœur épanoui. La nuit était sans lune, mais sans nuages. Le temple de la nature, comme un temple chrétien, était enveloppé de sublimes ténèbres. Victor ne put s’élever hors des tranchées de longues vallées, hors des sombres forêts et du brouillard étincelant des prairies que vers minuit; il gravit une montagne connue un trône, s’y coucha sur le dos pour plonger ses regards dans le ciel et pour se rafraîchir de sa course, de ses rêves. L’azur céleste lui semblait être un mince nuage bleu, une mer éparpillée en vapeurs bleues, et les astres tour à tour partageaient de leurs longs rayons ce flot bleu. Arcturus, en face de l’homme couché, descendait déjà du faîte du ciel, et trois grandes constellations, le Lynx, le Taureau et l’Ours passaient déjà, bien avant Arcturus, la porte du Couchant. — Ces astres proches étaient entourés d’une cour de lointaines voies lactées, et mille grands ciels jetés dans l’éternité étaient dans notre ciel comme de blanches vapeurs longues d’un empan, comme de brillants flocons de neige tombés dans l’Immensité, comme des cercles argentés de gelée blanche. — Et les couches denses de soleils, qui ne quittent leur voile de brume que devant l’œil à mille facettes de l'art, jouaient comme les rayons de nos poussières solaires dans la lumière radieuse de l’Éternel brûlant dans l’Infini. — Et le reflet de son trône éclatant luisait sur tous les astres.
Soudain, de petits nuages lumineux, plus proches, montant de la rosée, se tiennent parmi l’éclat argenté, très bas au-dessous des astres, et le regard d’argent du ciel se ternit de noirs flocons. — Victor ne comprend pas l’illumination surnaturelle, et se redresse, ensorcelé—et voici que la bonne lune, proche et familière, le sixième continent de notre petite planète, était entrée, silencieuse, sans le cri de joie de l’Orient, à côté de la porte triomphale du soleil, dans la nuit de sa mère la Terre, répandant sa demi-clarté.
Les ombres, maintenant, coulaient de toutes les montagnes et, à travers les paysages enténébrés, ne couraient que sur des ruisseaux, entre des arbres, — la lune donnait à tout le printemps voilé un petit matin de minuit: Victor accueillit le grand espace de la création annuelle dans ses yeux éveillés, dans son âme éveillée, non point avec une mélancolie nocturne, mais en un rajeunissement matinal; et il contempla le printemps avec un cri de joie intérieur dans le vaste silence, avec le sentiment de l’immortalité dans le cercle du sommeil.
La terre aussi, et non le ciel seulement, exalte l’homme et le grandit.
Entrez en mon âme et en mes paroles, sentiments de mai qui pénétriez alors le sein de mon Victor, tandis qu’il regardait la terre bourgeonnante et gonflée de sève, la tête couverte d’étoiles, environné par les mailles de la vie verdoyante, qui allait des faîtes aux racines, des monts aux sillons, — et porté par un second printemps sous ses pieds, car il se représentait, derrière l’écorce terrestre, le soleil répandant un jour éclatant sur l’Amérique. — Monte plus haut, lune, afin qu’il voie mieux le printemps jaillissant, gonflé, vert sombre, qui fait sortir de la terre de petites pointes pâles, jusqu’au moment où il se sera levé, plein de fleurs colorées, d’arbres bercés au vent — afin qu’il aperçoive les plaines qui gisent sous les feuilles grasses, et sur le chemin vert desquelles les yeux s’élèvent, des fleurs dressées (où s’épanouissent les charmes de la lumière) vers les buissons dont les floraisons éclatent, et vers les arbres lents dont les bourgeons se balancent aux vents printaniers. — Victor était plongé dans des rêves, lorsque soudain, le souffle froid d’un air printanier, jouant, plutôt qu’avec des fleurs, avec de petits nuages, — et le bruissement des ruisseaux printaniers, coulant auprès de lui de tous les sommets et sur toutes les prairies verdoyantes, le réveillèrent et l’émurent. — La lune était montée dans le ciel, toutes les sources brillaient, les fleurs de mai ressortaient en blanc éclatant sur le vert, et, autour des mouvantes plantes aquatiques, sautillaient des points d’argent. Alors, ses regards lourds de félicité se levèrent de la terre et des ruisseaux ondoyants pour se diriger vers Dieu, montèrent sur les forêts d’alentour d’où jaillissaient au-dessus des arbres des étincelles de fer et des colonnes de fumée; ses yeux se posèrent sur les montagnes blanches où dort l’hiver, enveloppé de nuages, — mais lorsque son regard sanctifié fut dans le ciel étoile, et voulut regarder Dieu, créateur de la nuit, du printemps et de l’âme, il retomba, les ailes repliées, pleurant, pieux, humble, heureux... son âme lourde ne put dire que: Il existe !
Mais son cœur but son saoul de vie à l’Univers infini, jaillissant, parcouru de souffles, qui était autour de lui, au-dessus de lui, au-dessous de lui, — où les forces et les fleurs se suivent, se touchent, — dont les sources vitales jaillissent d’une terre dans l’autre, — dont les espaces vides ne sont que les chemins des forces les plus subtiles et des plus ténues; — tout l’Univers incommensurable était devant lui, l’Univers dont la cascade épanouie, divisée en vapeurs et en fleuves, en Voies lactées et en cœurs, passant entre les deux tonnerres du faîte et de l’abîme, étoilée, flamboyante, descend d’une éternité passée vers une éternité future — et lorsque Dieu regarde vers la cascade, le cercle de l’Éternité s’y peint en arc-en-ciel, et le fleuve ne déplace pas le cercle ondoyant...
Le mortel heureux se leva et poursuivit sa route à travers les pulsations de la vie printanière, chancelant et abîmé dans la contemplation de l’immortalité; il songeait que l’homme, au milieu des preuves de la pérennité, faisait erreur en confondant la différence entre son sommeil et sa veille avec la différence entre être et non-être. Maintenant, tous les bruits étaient les bienvenus pour ses sentiments de force et de plénitude, les marteaux battant le fer dans les bois, le murmure du ruisseau printanier et des vents printaniers, et l’envol de la perdrix.

Page d'accueil

- +