Jean Paul Richter

Hespérus II

Allemagne   1795

Genre de texte
Roman

Contexte
Cette lettre, adressée à Clotilde par Horion, contient le rêve de l’amour tel que décrit par le héros amoureux qui n’ose avouer ses sentiments pour Clotilde. Elle prouve à la jeune femme l’honnêteté de l’amant.

Notes
Une fleur: le chapeau (note de J.-P.)

Texte témoin
Hespérus II., Paris, Librairie Stock, 1930.




Rêve de Victor

Trois oiseaux de paradis

Oh ! si un homme d’ici-bas avait, en rêve, parcouru les Champs élyséens, si de grandes fleurs inconnues, au-dessus de sa tête, avaient rejoint leurs corolles, si un bienheureux lui avait tendu une de ces fleurs avec ces mots: «Que cette fleur te rappelle, à ton réveil, que tu n’as pas rêvé !» — comme, chaque fois qu’il regarderait cette fleur, il soupirerait après le pays édénique. — Inoubliable amie! Dans la nuit lumineuse où mon cœur succomba deux fois, mais une fois seulement sous 1a douleur, vous avez donné à un homme un Éden qui s’étend au-delà de sa vie; mais, jusqu’ici, il m’a semblé que j’étais sorti mieux éveillé de cette nuit de rêve. — Voyez ! j’ai gardé là, de mon rêve paradisiaque, une fleur que vous m’avez laissée pour que je reste ineffablement heureux — et pour que mon vœu soit aussi grand que mon bonheur. Pourquoi ce crêpe fait-il monter de mon cœur toutes mes larmes brûlantes, pourquoi vois-je, derrière cette grille de tissu, s’ouvrir les yeux qui sont si loin de moi, et qui émeuvent si douloureusement mon âme? Oh rien n’apaise l’âme aimante que ce qu’elle partage avec l’aimée; c’est pourquoi je regarde le printemps avec une si suave émotion; car elle en jouit comme moi, me dis-je — c’est pourquoi tu me plais tant, ô Lune, et toi, Étoile du Soir, car, de tes fils d’argent, tu tisses ta toile autour de son ombre aussi, et de ses fleurs de mai — c’est pourquoi je m’abîme avec tant de délices dans ce val ombreux de votre Eldorado; car je songe: dans les ombres allongées, dans les fleurs odorantes de ces tableaux, elle se promène maintenant, et la faucille de la lune renvoie, adoucis, les rayons du soleil sur ses yeux. Lorsque ma joie devient trop forte, lorsque la pluie vespérale du souvenir tombe sur mes joues chaudes, lorsque mon extase se berce sur un unique accord de piano, long et frémissant: le tressaillement, le silence et l’amour infini font trop mal à mon cœur fervent, — je n’ai plus alors de désir que du son le plus léger par lequel je puisse dire à la bien-aimée de mon cœur combien je l’aime, combien je la vénère, que je veux vivre pour elle, que pour elle je veux mourir. — — Oh mon rêve, mon rêve, viens maintenant, comme une larme, sur mon cœur ! Dans la nuit du troisième jour de Pâques, j’ai fait ce rêve: J’étais avec Emmanuel dans une sombre région des ténèbres. Une grande faux, à l’horizon occidental, jetait des éclairs fugitifs sur les herbes hautes qui, instantanément, se séchaient et pâlissaient. Mais, lorsqu’un de ces éclairs flottait dans nos yeux, notre cœur, en une suave défaillance, s’élevait en notre poitrine, et nos corps s’allégeaient comme pour s’envoler. «C’est la Faux du Temps (dit Emmanuel) mais d’où reçoit-elle donc la lumière qu’elle reflète?» Nous regardâmes vers l’Orient, et là, très loin, très haut dans l’air, était suspendu un vaste pays vaporeux dans une lueur obscure; et parfois il jetait un éclair. «N’est-ce point l’Éternité ?» dit Emmanuel. Alors tombèrent à nos pieds, comme des étincelles, des perles de neige lumineuse; — nous levâmes les yeux, et trois oiseaux de Paradis, verts et or, se berçaient là-haut, décrivant éternellement un petit cercle, et les perles qui tombaient sortaient de leurs yeux, ou étaient leurs yeux mêmes. — Très haut au-dessus d’eux, la pleine lune luisait dans l’azur, et pourtant, sur la terre, il n’y avait point de lumière, mais une ombre bleue; car l’azur céleste était un grand nuage bleu, que la lune perçait en un seul endroit, ne versant sa lumière que sur les trois oiseaux de Paradis et sur une claire apparition, qui nous tournait le dos. Vous étiez cette apparition, et vous teniez votre visage tourné vers l’Orient, vers le paysage aérien, comme si vous alliez y apercevoir quelque chose. Les perles des oiseaux de Paradis tombaient souvent dans vos yeux. «Ce sont les larmes que notre amie doit verser, dit Emmanuel»; en effet, elles coulèrent ensuite de vos yeux, mais plus claires; elles restaient, lumineuses, sur le sol fleuri. Le bleu sur la terre devint soudain plus clair que le bleu du ciel, et une caverne, dont l’ouverture béa vers l’Éternité, se creusa à travers la terre, vers l’occident, jusqu’en Amérique, — et on aperçut le soleil tout au fond, à l’autre ouverture — un fleuve de couchant rougeoyant, large comme une tombe, monta sur la terre et se posa, comme en flammèches, sur le pays lointain et vaporeux de la nébuleuse Éternité. Alors, vos bras ouverts tressaillirent, alors, vos chants pleins de nostalgique félicité se firent tremblants, alors nous pûmes voir toute entière l’Éternité baignée de lumière. Mais elle était chatoyante, changeante, nous ne pouvions penser et fixer ce que nous voyions, c’étaient des formes et des jeux de couleurs insaisissables, qui paraissaient être près, être loin, être au milieu de nos pensées. — De petits nuages, montant de la terre, flottaient autour de l’Éternité éclatante, et chacun élevait un homme, debout et chantant, vers cette île de lumière qui s’étendait en face de la terre, où l’on ne voyait à perte de vue qu’une rangée d’arbres blancs, inondés de neige et de clarté, chargés de fleurs pourpres. — Et nous vîmes nos trois ombres reposer, sublimes, auprès du rideau d’arbres d’une blancheur éclatante, et sur l’ombre de Clotilde, les fleurs de pourpre pendaient comme des couronnes; un ange volait alentour des ombres pures, leur souriait tendrement, et les touchait à la place du cœur. — Alors, soudain, tu tressaillis, Clotilde, et te retournas vers nous, plus belle que cet ange dans l’Éternité; tout le sol, à tes pieds, luisait de larmes tombées, et devint transparent.— Et lorsque, ensuite, tes perles, en tombant, transformèrent le sol en un nuage qui montait; tu nous tendis la main en hâte, disant: «Le nuage monte, nous nous reverrons.» Ah ! mon cœur défaillant ne pouvait ressaisir mon sang; je m’agenouillai, mais je ne pus rien dire, je souhaitais que toute mon âme se fondît en un seul son; mais ma langue paralysée ne put en produire aucun, et mes regards restaient fixés, dans un amour infini et inconsolable, sur l’immortelle qui montait. — Ah ! pensais-je, la vie est un rêve; mais peut-être pourrais-je lui dire combien je l’aime, si au moins j’étais éveillé.
Alors, je m’éveillai. Ô Clotilde, l’homme peut-il dire combien il aime?

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