Émile Erckmann

Romans populaires

France   1865

Genre de texte
Recueil de textes

Contexte
Le narrateur, revenant d’une fête, dort dans l’étable car sa grand-mère ne s’éveille pas pour lui ouvrir la porte. Le rêve lui ouvrira l’esprit et il décide alors de prendre sa vie en main.

Texte témoin
Romans nationaux, vol. 2, Paris, J. Hetzel, 1865, p. 28-29.




Le rêve d’Aloïus

Scène rustique

Mais pas plutôt endormi, voilà qu'il m'arrive un drôle de rêve :
Je croyais que Niclausse, Ludwig, Fritz et les autres, avec moi, nous buvions de la bière de mars sur la plate-forme de l’église. Nous avions des bancs, une petite tonne d’une mesure ; le sonneur de cloches, Breinstein, tournait le robinet, et de temps en temps il sonnait pour nous faire de la musique. Tout allait bien ; malheureusement il commençait à faire un peu chaud, à cause du grand soleil. Nous voulons redescendre, chacun prend sa bouteille, mais nous ne trouvons plus l’escalier ! Nous tournons, nous tournons autour de la plate-forme, et nous levons les bras en criant aux gens du village :
« Attachez des échelles ensemble ! »
Mais les gens se moquaient de nous et ne bougeaient pas. Nous voyions le maire d’école Pfeifer, avec sa perruque en queue de rat, et M. le curé Tôny en soutane, avec son chapeau rond, son bréviaire sous le bras, qui riaient le nez en l’air, au milieu d’un tas de monde.
Ludwig disait :
« II faut que nous retrouvions l’escalier. »
Et Breinstein répondait :
«C’est le Seigneur qui l’a fait tomber, à cause de la profanation du saint lieu. »
Nous étions tous confondus, comme ceux de la tour de Babel, et nous pensions : « II faudra dessécher ici, car la tonne est vide ; nous serons forcés de boire la rosée du ciel. »
A la fin, Niclausse, ennuyé d’entendre ces propos, boutonna son grand gilet rouge, qu’il avait ouvert jusque sur les cuisses ; il enfonça son tricorne sur la nuque, pour empêcher le vent de l'emporter, et se mit à cheval sur sa bouteille en disant :
« Mon Dieu, vous êtes encore bien embarrassés ; faites donc comme moi. »
En même temps, il enjamba la balustrade et sauta du clocher. Nous avions tous la chair de poule, et Fritz criait :
« II s’est cassé les bras et les jambes en mille morceaux ! »
Mais voilà que Niclausse remonte en l’air, comme un bouchon sur l’eau, la figure toute rouge et les yeux écarquillés. Il pose la main sur la balustrade, en dehors, et nous dit : « Allons donc, vous voyez bien que ça va tout seul. »
— Oui, tu peux bien descendre à ton aise, toi, lui dis-je, tu sais que tu rêves !... au lieu que nous autres, nous voyons tout le village, avec la maison commune, et le nid de cigognes, la petite place et la fontaine, la grande rue et les gens qui nous regardent. Ce n’est pas malin d’avoir du courage quand on rêve, ni de monter et de descendre comme un oiseau.
— Allons, s’écria Niclausse en m’accrochant par le collet, arrive ! »
J’étais près de la rampe, il me tirait en bas ; l’église me paraissait mille fois plus haute, elle tremblait... Je criais au secours. Breinstein sonnait comme pour un enterrement, les corneilles sortaient de tous les trous, la cigogne passait au-dessus, le cou tendu et le bec plein de lézards. Je me cramponnais comme un malheureux; mais tout à coup je sens Ludwig qui me prend par la jambe et qui me lève ; Niclausse se pend à mon cou ; alors je passe par dessus la balustrade et je tombe en criant :
« Jésus ! Marie ! Joseph ! »
Ça me serre tellement le ventre que je m’éveille.

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