Maurice Henrie

Une ville lointaine

Ontario   2001

Genre de texte
roman

Contexte
Le passage se situe dans le premier quart du roman. Antoine Désabrais, l’époux d’Odette, a quitté le domicile sans explication. Au dire des villageois, il serait allé à Escanaba, une ville mystérieuse et lointaine. Croyant qu’il a pris le train, Odette s’endort avec le désir de le retrouver. D’autres villageois attendent comme elle le retour de leurs proches partis vers Escanaba. C’est le cas notamment de Marquis qui espère le retour de son fils et de Saint-Jacques qui attend celui de sa mère.

Notes
Esacanaba : une ville imaginaire.

Édition originale
Une ville lointaine, Québec, L’instant même, 2001, p. 33-38.




1er rêve d’Odette

L’impossible quête

Elle s’endormit sitôt la tête appuyée contre le dossier du divan.

Tous les sièges du wagon étaient occupés et l’allée centrale était obstruée par des passagers immobiles, debout en dépit du règlement. Ils parlaient à voix basse et leur murmure continu emplissait l’air ambiant et finissait par tomber sur les nerfs. Odette ne participait pas à ces conversations puisqu’elle ne connaissait personne. D’autant plus qu’elle n’avait pas la moindre idée de ce dont chacun discutait avec tant de chaleur, comme s’il s’agissait d’une question de la plus haute importance, de la plus grande urgence. Elle demeurait donc silencieuse et seule, debout au milieu des voyageurs animés mais discrets, incapable de dire et de faire quoi que ce soit.
Elle entendait et elle sentait le choc mat et régulier des roues du train qui franchissaient chaque fente créée par l’aboutement des rails. Tocat-tocat, tocat-tocat, tocat-tocat. Un bruit qu’elle connaissait mal puisqu’elle prenait rarement le train. À intervalles irréguliers, elle entendait aussi le sifflet strident de la locomotive qui s’approchait d’une grande route. Elle entendait enfin, à chaque passage à niveau, les tintements de l’avertisseur qui allaient s’affaiblissant au fur et à mesure que le train s’éloignait.
Odette en avait la certitude, Antoine était tout près d’elle. Dans ce wagon-ci ou dans celui qui le précédait. Ils étaient tous deux, elle et lui, à bord du même train qui s’enfuyait vers l’ouest. Sans doute n’avait-elle de cela aucune preuve tangible. Pourtant, tous ses sens, toute son intuition le lui criaient : elle touchait au but. Il suffisait d’un petit effort, d’un peu de chance, et elle apercevrait Antoine. Il serait assis, bien entendu, puisqu’il était parti avant elle et avait eu le temps de se trouver une bonne place avant l’arrivée de la foule dense et chuchotante des autres voyageurs. Elle, au contraire, était partie à la hâte, à la toute dernière minute, sur un coup de tête. Elle voulait tellement rejoindre Antoine et voyager avec lui.
Elle résolut de se frayer un chemin à travers la cohue jusqu’à l’avant du wagon, où se trouvait sans doute Antoine. Cependant, elle eut beau s’excuser à gauche, demander pardon à droite, elle eut beau tenter de se glisser entre les passagers immobiles, les bousculer un peu pour qu’ils s’écartent, elle ne réussit pas à progresser vraiment. Après plusieurs minutes d’efforts, elle était encore au même endroit, debout dans l’allée, à la hauteur du siège 415. Elle recommença à lutter de plus belle contre la masse inerte et serrée des voyageurs qui l’entouraient, jusqu’à ce que l’un d’eux, à la fin, s’impatiente.
«  Ne poussez pas, madame. Il y a tellement de monde que vous n’arriverez jamais à passer. Vous feriez mieux de prendre patience et de rester bien tranquille, avant de blesser quelqu’un ou de vous blesser vous-même. »
Odette insista malgré tout, en évitant celui qui venait de lui parler. Elle ne réussit qu’à l’indisposer davantage. Il se tourna vers elle dans l’intention évidente de lui faire la leçon. C’était Monsieur Marquis, qu’elle reconnut immédiatement.
«  Mille pardons, monsieur Marquis. Je veux seulement me rendre à l’avant du wagon, pour voir si Antoine s’y trouve. Je suis sûr qu’il est quelque part là-bas, soit dans ce wagon-ci, soit dans le précédent.
« C’est possible, madame Désabrais. C’est bien possible. Mais avez-vous pensé aux autres ?
Aux autres ?
Oui, à tous ceux qui voudraient bien convaincre celui ou celle qu’ils cherchent de renoncer à Escabana, de rentrer plutôt à la maison. Mais ils peuvent pas bouger, eux non plus. Ils sont cloués sur place. Le mieux, comme je vous le disais, c’est d’être patiente. »
Odette se sentit tout à coup égoïste, déraisonnable. Marquis avait raison, il fallait penser aux autres. Cependant, elle ne perdait pas espoir. Elle attendrait que son tour vienne. Elle attendrait toute seule, debout dans l’allée centrale du wagon, à la hauteur du siège 415.
Tout à coup, elle frémit. Quelqu’un lui avait touché la cuisse. Elle retint son souffle. De nouveau, elle sentit une caresse discrète sous sa robe, au-dessus du genou, bien au-dessus du genou. Une main d’homme glissait sur sa peau et lui palpait doucement la chair. Une main qui profitait de son immobilité forcée pour la tripoter.
Soudain furieuse, Odette voulut saisir cette main effrontée. Mais la pression exercée par les nombreux passagers contre son corps rendait le moindre mouvement difficile, sinon impossible. Elle réussit à bouger un peu, trop peu pour échapper à son agresseur. La main continuait de monter le long de sa cuisse. Odette songea alors à crier, à hurler de toutes ses forces. Surtout que la main se faisait plus insistante, plus familière, plus douce aussi, presque agréable… Dans une ultime tentative, elle réussit à se pencher assez pour saisir enfin cette main envahissante. Elle la serra de toute ses forces afin de bien la retenir, afin de pouvoir identifier et dénoncer l’intrus. Afin de pouvoir l’engueuler tout au moins… De cette main, elle remonta jusqu’au coude, puis jusqu’à l’épaule. C’est alors qu’elle reconnut le jeune Saint-Jacques. De son fauteuil, il la dévisageait en souriant. Il était beau et musclé. Il ressemblait à Antoine, quand il était plus jeune. Elle lui parla sur un ton presque enjoué.
«  Pourquoi tu me fais ça, gros méchant ? !
Parce que vous êtes si jolie, madame Désabrais, que je voudrais bien dormir avec vous. Et parce que je voulais attirer votre attention. Moi aussi, je veux me rendre à l’avant du wagon. Moi aussi, je pense que ma mère pourrait bien être quelque part à bord de ce train. Moi aussi, je veux la retrouver. Il y a déjà deux ans qu’elle est partie. Si vous voulez, nous allons essayer ensemble, vous et moi. À nous deux, nous arriverons peut-être à nous frayer un passage dans la foule. »
Il se leva et vint se placer près d’Odette. Ensemble, ils se mirent à prier les gens de les laisser passer. Poliment mais fermement. Comme s’ils étaient investis d’une autorité spéciale. Comme s’ils invoquaient un droit qu’on ne pouvait pas mettre en doute. Comme si leur volonté inébranlable n’admettait aucun refus. À eux deux, ils arrivèrent à accomplir ce qu’ils n’auraient pu réussir seuls. Une brèche s’ouvrit dans la masse des passagers. Ils s’y faufilèrent. Ils se mirent à avancer rapidement, si bien qu’ils se retrouvèrent bientôt à l’avant du wagon, étonnés de leur propre succès.
Cependant, une autre surprise, désagréable celle-là, les arrêta au moment où ils s’apprêtaient à passer dans l’autre wagon. On avait condamné le soufflet qui reliait les deux wagons. Impossible de circuler librement de l’un à l’autre. Odette fut consternée puisque, par la porte vitrée, elle crut voir Antoine. Assis dans l’avant-dernier siège, il était absorbé dans la lecture d’un journal. C’était bien ses cheveux courts et bruns qu’elle voyait. Et sa nuque parfaitement ronde. Et ses oreilles un peu décollées… Malheureusement, Antoine, si c’était lui, lui tournait le dos et ne pouvait l’apercevoir.
Elle fit de grands signes, elle frappa dans la vitre, elle cria enfin. Elle fit tant qu’elle indisposa les gens qui venaient de lui céder si généreusement le passage. Sur les conseils de Saint-Jacques, elle mit fin à son manège et se calma tout à fait. Elle se contenta de regarder avec adoration, à travers la vitre de la porte cadenassée, la tête d’Antoine. La tête de celui qu’elle croyait être Antoine.
N’entendait-il donc pas, lui aussi, les tintements de l’avertisseur, qui indiquait que le train traversait à grande vitesse une autoroute achalandée ? Des tintements si insistants qu’il était impossible de ne pas les entendre, de ne pas relever la tête. Des tintements si agaçants qu’Odette se réveilla enfin. Le téléphone sonnait furieusement.

Texte sous droits.

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