Maurice Henrie

Une ville lointaine

Ontario   2001

Genre de texte
roman

Contexte
Le passage se situe vers la fin du roman.
Odette Désabrais est partie à la recherche de son mari qui l’a quittée sans prévenir. On croit qu’il est allé à Escanaba, une ville inconnue et lointaine. Durant son voyage éprouvant, au cours d’une nuit agitée, Odette rêve qu’elle retrouve Antoine, mais pour un bref moment seulement.

Notes
Escanaba : une ville imaginaire.

Édition originale
Une ville lointaine, Québec, L’instant même, 2001, p. 234-236.




3e rêve d’Odette

Des retrouvailles sensuelles

Odette dormait mal. Elle allait et venait entre veille et sommeil, entrouvrant les yeux, juste assez pour voir, sur un tableau accroché au mur, un loup qui semblait sourire. Elle refermait les yeux pour mieux observer, sur la paroi intérieure de ses paupières, des ombres qui naissaient vers le haut et dérivaient vers le bas, lentement, jusqu’au niveau des joues, puis du nez. Là, elles disparaissaient, remplacées par d’autres ombres qui descendaient inlassablement, elles aussi, dans la nuit créée par ses yeux fermés. Et quand elle rouvrait les yeux, juste un peu, elle distinguait de nouveau sur le mur le loup chaleureux. Dormait-elle? Pas tout à fait. Car elle était assez éveillée, assez lucide pour se poser la question : est-ce que je dors?
Elle aperçut soudain, nettement, parmi les ombres qui défilaient sans arrêt devant ses yeux, le visage d’Antoine. Il ne dérivait pas vers le bas, lui. Il restait immobile devant elle, en la fixant de ses yeux douloureux. Que t’arrive-t-il, Antoine ! ? Pourquoi as-tu tant de peine ? N’as-tu pas trouvé ce que tu cherchais, là où tu étais parti ? N’as-tu pas trouvé le bonheur ? Tu sais, si tu étais resté près de moi, j’aurais fait ce qu’il fallait, j’aurais fait n’importe quoi pour te rendre heureux. Je me serais sacrifiée moi-même pour te voir sourire, pour te faire rire… Mais tu es parti sans parler. Sans rien demander. Sans rien expliquer. Tu es parti comme si tu désespérais de moi, comme si tu ne me croyais pas à la hauteur de tes désirs, comme si j’étais en deçà de ce que tu voulais atteindre à tout prix. Tu es parti avec un espoir fou au cœur, Antoine. Maintenant, dis-moi, qu’as-tu trouvé de mieux que notre bonheur ?
Moi, je ne t’ai pas oublié. Je suis devenue un trou, un vide qui a la forme et le volume de ton corps. Jamais personne d’autre ne pourra le combler tout à fait, ni exactement. De sorte que j’aurai toujours faim de toi, mon amour. Une faim que le temps n’atténuera pas. Une faim qu’aucun autre homme que toi n’arrivera à assouvir. J’ai soif de toi comme on a soif de la vie. Ou de la mort. Dis-moi que tu es revenu, Antoine. Dis-moi que je t’ai enfin retrouvé. Dis-moi que la vie va reprendre comme si rien ne s’était passé. Comme si nous étions encore à L’Espérance.
Antoine écoutait Odette en silence, avec la plus grande attention. Sans faire le moindre geste. Quand elle se tut, il se rapprocha d’elle et l’embrassa sur les lèvres. Elle les reconnaissait encore, ces lèvres. Et ces mains qui fouillaient sa robe avec impatience sous les draps, c’était bien celles d’Antoine. Et son poids sur sa poitrine. Cette manière délicate et forte de s’emparer d’elle en l’immobilisant. Ce coup de rein familier suivi de cette énorme chaleur entre les cuisses. Ces halètements spasmodiques qui se mêlaient aux siens, dans un concert de souffles, de murmures gutturaux. Cette chute l’un vers l’autre qui leur chassait l’air des poumons. Cette crispation épileptique, arquée, immobile, où la conscience affleurait à peine. Enfin, ce doux effondrement et cet apaisement graduel. Odette respira de nouveau, avidement, à pleins poumons. Comme un plongeur épuisé revient à la surface, en quête d’oxygène.
Elle voulut saisir Antoine et l’embrasser très fort. Il s’esquiva en se levant du lit, comme s’il était impatient de repartir.
« Antoine ! Où vas-tu comme ça ? Ne me laisse pas ici encore une fois ! »
L’ombre maintenant debout continua à s’éloigner d’elle, en trébuchant, en s’habillant, en sautillant vers la porte.
« Antoine ! Ne t’en va pas comme ça ! Attends-moi ! »
Ses propres cris achevèrent de réveiller Odette. Elle vit tout contre la porte la silhouette d’Antoine. La silhouette de quelqu’un qu’elle croyait, qu’elle avait cru être Antoine. Était-ce bien lui, cependant ? N’était-ce pas plutôt quelqu’un d’autre ?…

Texte sous droits.

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