Michel Crèvecœur

Voyage dans la haute Pensylvanie et dans l'État de New-York

France   1801

Genre de texte
récit de voyage

Contexte
Alors qu’ils s’en vont pêcher, le narrateur et M. Herman se joignent à des indigènes assis autour d’un feu qui se racontent des histoires.

Commentaires
Tout ce récit est imprégné de la conception du «bon sauvage» inspirée par les thèses de Jean-Jacques Rousseau.

Texte témoin
Paris, Maradan, 1801, p. 118-128.




Un récit indien

Le pays des rêves et celui des Blancs

Aussi-tôt que cette petite histoire fut finie, un nouvel orateur se leva et dit : – « dernièrement revenu de Hoppajéwot (pays des songes), je vais raconter comment les choses s’y passent, et ce que j’y ai vu. Si on me dit : – « tu rêves comme font les malades, ou tu extravagues comme font les buveurs », moi, je leur répondrai : – « vas y voir. »

« il n’y a dans ce pays ni jour ni nuit; le soleil ne se lève ni ne se couche, il n’y fait ni chaud ni froid; on n’y connoît ni le printemps ni l’hiver; jamais on n’y a vu ni arc, ni flèche, ni toméhawk; ils n’ont pas même de mot dans leur langue, pour dire chasseur et guerrier. la faim dévorante et la soif ardente y vinrent, dit-on, dans les temps anciens, mais les chefs les précipitèrent dans le fond de la rivière, où elles sont encore aujourd’hui. »

« ah! Le bon pays! A-t-on envie de fumer? Par-tout on trouve l’oppoygan; il n’y a qu’à le porter à la bouche. Veut-on se reposer au pied d’un arbre? On n’a qu’à étendre le bras, on est sûr de rencontrer la main de l’amitié. La terre étant toujours verte et les arbres en feuilles, on n’a besoin ni de peau d’ours, ni de wigwhams. Quelqu’un veut-il voyager? Le courant des rivières le porte où il veut aller, sans le secours des rames ni des pagayes. Ah! Le bon pays! »

« veux-tu manger, dit le cerf à ceux qui ont faim? Prends seulement mon épaule droite, et laisse-moi aller dans les bois de Ninner-Wind; elle y repoussera bientôt, et l’année prochaine, je reviendrai t’offrir la gauche : mais prends garde de trop détruire, parce qu’à la fin tu n’aurois plus rien. » – tiens, dit le castor, coupe ma belle queue, je puis m’en passer jusqu’à ce qu’elle repousse, puisque je viens de finir mon habitation; mais prends garde d’être trop vorace, car il est dit : – « quatre castors tu prendras, et tu laisseras aller le cinquième en paix. » – ah! Le bon pays! On n’y fait que boire, manger, fumer et dormir. »

« veux-tu te repaître, dit le gros poisson du lac? Ma besogne est finie, je viens de pondre dix mille oeufs : fais-moi griller à ta manière; mais prends garde d’être trop vorace, car il est dit : – « dix-huit poissons tu prendras, et le dix-neuvième, tu le laisseras aller en paix. » – ah! Le bon pays! Sans être obligées de s’oindre de graisse d’ours, les femmes y sont toujours belles et luisantes : elles n’ont qu’à faire bouillir la chaudière, et apprendre aux enfans à nager. »

« un jour que j’assistois au feu du conseil, un bruit extraordinaire s’étant fait entendre, le grand Okémaw, qui y présidoit, ordonna qu’on allât voir ce que c’étoit. – « il provient, lui dit-on, du sillage de grosses pirogues, qui, semblables à des oiseaux de mer chassés par les vents, approchent du rivage. Nos gens sont dans l’étonnement, et ne savent que penser ni que dire. – voit-on des hommes à bord de ces pirogues, demanda-t-il? – oui, lui répondit-on; ils sont blancs et barbus, fatigués de leur long voyage, car ils viennent du pays de Cherryhum. Ils demandent humblement la permission de descendre à terre pour se reposer. Que dit le grand Okémaw? »

« quoique blancs et barbus, répondit-il, et venant d’un pays où je ne croyois pas qu’il y eût des habitans, ils sont malheureux et souffrans; qu’ils débarquent, et se reposent ici pendant quelques jours. »

« je ne sais plus combien de temps après leur arrivée, ces étrangers se promenant sur le bord de la rivière, rencontrèrent le grand chef de Hoppajéwot, auquel ils demandèrent un peu de terre sur la droite et sur la gauche du lieu où ils étoient campés. Surpris d’une proposition si singulière, il leur dit : – « qu’en voulez-vous faire? – planter, lui répondirent-ils, de petites graines que nous avons apportées; elles produisent cent pour un; et quand on n’a ni chair ni poisson, on s’en nourrit. » – à peine le grand chef y eut-il consenti, qu’ils se mirent tous à gratter cette terre, et à en détruire les herbes, au grand étonnement des gens de Hoppajéwot, qui n’avoient jamais vu rien de semblable. Quelques lunes après, s’étant apperçus que leurs graines avoient bien réussi, ils s’adressèrent de nouveau à l’Okémaw, et lui demandèrent la pointe qui formoit l’entrée de la baie : n’y voyant point d’inconvénient, il la leur accorda; et tout de suite on les vit en abattre les arbres avec un morceau de métal très-dur, creuser la terre, élever une petite montagne de bois; d’où, soir et matin, sortoit du feu, de la fumée, et un bruit tel qu’on n’en avoit jamais auparavant entendu dans le pays de Hoppajéwot. »

« alors parut devant l’Okémaw, Awàkesh,le grand cerf des bois, disant : – « malheur à toi, chef de cette nation; malheur à tes gens; malheur à nous et aux autres fauves, si tu permets à ces barbus de renverser, de brûler les forêts que le bon génie nous a données. Bientôt il n’y aura plus sur la terre ni herbes ni ombre; alors nous serons obligés d’abandonner ton pays. Prends-y garde, continua-t-il; ces blancs si humbles et si doux, qui, en débarquant, t’appeloient frère, te chasseront d’ici quand ils seront devenus nombreux. Ne vois-tu pas comment ils se comportent déjà derrière leur montagne de feu, de bruit et de fumée? »

« ces paroles firent un grand effet sur l’esprit de l’assemblée, et chacun se mit à y réfléchir. Mais tandis qu’ils y réfléchissoient, on vint leur dire que des barbus répandus dans les villages, s’étoient mis à jongler les femmes et les enfans, en leur racontant des histoires qui, disoient-ils, valoient mieux que les histoires du pays. Indignés de ce procédé peu honnête, les messagers s’adressèrent au grand chef, disant : – « la paix des familles, le bon accord des villages n’existent plus : ces blancs ont tourné la tête de nos femmes; nos jongleurs ont perdu leur influence. De quel droit ces étrangers de Cherryhum viennent-ils parler à nos gens du dieu de leur pays? Chaque contrée n’a-t-elle pas le sien, comme elle a ses lacs et ses rivières? Et après tout, celui du pays sur lequel le soleil chaud et radieux brille sans cesse, ne vaut-il pas mieux que le génie de la terre sur laquelle il se lève pâle et sans chaleur? Que faut-il faire, sage et puissant Okémaw? »

« que les jongleurs, imberbes et barbus, s’assemblent ici demain, répondit-il, et nous verrons. » – ils s’assemblèrent en effet; et, suivant l’usage de Hoppajéwot, il fut permis aux étrangers de parler les premiers. Il y eut parmi eux quatre orateurs dont les discours furent si longs, que les anciens eurent le temps de fumer deux oppoygans. Le premier parla d’un pays où on ne peut aller qu’après la mort, ce qui étonna grandement toute l’assemblée. Ce pays, dit-il, est situé au-delà du soleil; il n’y fait ni chaud, ni froid; on y est heureux et content, sans avoir besoin de rien, et ce bonheur ne finit jamais, une fois qu’il a commencé. Le second orateur expliqua tout ce qu’il falloit faire et ne pas faire sur la terre, pour obtenir la permission d’être admis dans ce pays des esprits. Le troisième parla d’un lac de feu, qui brûle ce qu’on y jette sans le consumer, et dans lequel sont plongés tous ceux qui ne sont point admis dans le pays d’en-haut. Le quatrième les entretint d’un tribunal devant lequel comparoissoient les esprits de tous ceux qui mouroient, dont les sentences sont irrévocables, et les assura qu’en suivant ses conseils, on étoit sûr de se rendre le grand juge favorable. »

« voilà quatre bonnes et longues histoires, dit l’Okémaw; c’est à notre tour à parler. Jongleurs imberbes, levez-vous, et racontez quelques-unes des nôtres; commencez par celle de la manifestation du grand génie sur la montagne d’Aratapeskow, accompagné de deux figures de glaise qu’il dessécha et anima avec le souffle de son haleine; à la première desquelles il donna le nom de Pégick-Sagat (premier homme), et à la seconde, celui de Sanna-Tella (compagne). Parlez-leur aussi de Nassanicomy, qui descendit des nuages sur l’île d’Allisinapé, et y fit croître le maïs, le riz, la squash et le tabac, en crachant au nord et au sud, à l’est et à l’ouest. »

« ce ne sont que des mensonges, des impostures, dirent les orateurs barbus : nous ne voulons point les entendre. – puisque nous t’avons écouté avec patience et honnêteté, reprit l’Okémaw, tu devrois bien écouter aussi nos gens avec la même patience et la même honnêteté : pourquoi mépriserois-tu nos traditions? Ainsi que les tiennes, elles sont respectables par leur antiquité. Pourquoi, continua-t-il, as-tu abattu les beaux arbres dont le Créateur avoit couvert la terre que je t’avois prêtée? Tu mérites son indignation et la nôtre, puisque, comme nous, ces arbres sont l’ouvrage de ses mains. Pourquoi nous repousses-tu de ta petite montagne avec le feu, la fumée et le bruit de la mort, nous par qui tu as été reçu comme un frère? Est-ce là ce que nous devions attendre de notre hospitalité? Si c’est ainsi que les hommes se conduisent dans ton pays de Cherryhum, ton grand esprit ne vaut pas le nôtre, car ici tu as trouvé la paix et le bon accord, et tu y as introduit, avec tes histoires, la division et le trouble. Va, retournes-y, et laisse-nous penser et vivre comme nos ancêtres ont vécu et pensé. »

« au lieu de répondre civilement, ces blancs se levèrent, firent beaucoup de bruit, et quittèrent l’assemblée en disant des choses qu’on ne put pas comprendre; et depuis ce moment, les deux partis se jurèrent une haine implacable. »

« quelque temps après, ayant découvert que, par le moyen du scarat, les mêmes jongleurs blancs étoient parvenus à s’introduire de nouveau dans les villages, et à faire croire aux femmes tout ce qu’ils leur disoient, le grand Okémaw les fit venir une seconde fois devant lui, et leur dit d’une voix élevée : « obstiné barbu! Tu te trompes, si tu crois faire ici ce que les tiens ont fait dans le pays des Nishynosbays : tu ne nous séduiras pas avec tes eaux de feu et de folie, pour envahir nos terres, comme tes compatriotes ont séduit ces infortunés; nous ne sommes ni aussi aveugles,ni aussi faciles à tromper : bois-les toi-même ces eaux, puissent-elles te consumer et te détruire comme elles ont détruit tant de braves nations! Qu’on casse ces bouteilles de poison! »

« au moment où l’on exécutoit ses ordres, un des jongleurs barbus, aux sourcils noirs, à l’oeil farouche, à la démarche fière, plus emporté que les autres, osa empoigner le grand chef, qui, en lui disant froidement, tu as été bien mal éduqué dans ton pays, le renverse de son bras puissant, et enlève sa chevelure; mais quel fut son étonnement en s’appercevant qu’elle ne tenoit point au crâne, et n’étoit qu’une calotte de cheveux empruntés! »

« l’Okémaw, ainsi que les spectateurs, n’ayant jamais rien vu de semblable, éclatèrent involontairement d’un rire immodéré : ce rire occasionna une distraction dont ce jongleur et ses compagnons profitèrent adroitement pour s’échapper, abandonnant cette chevelure postiche entre les mains du chef étonné. Lorsqu’ils furent arrivés parmi leurs compatriotes, on s’apperçut bientôt qu’ils avoient répandu l’alarme dans toutes leurs habitations, et qu’il y avoit un grand mouvement parmin eux. »

« alors l’Okémaw fit venir une troupe de cerfs, précédés d’Awakesh, auxquels il ordonna de prendre chacun un tison enflammé, et de mettre le feu aux champs de graines situés autour de la petite montagne; ce qu’ils firent si adroitement, que, malgré le bruit, le feu et la fumée qui en résultèrent, tout fut brûlé avant la naissance du jour. Dès que le soleil parut, on vit ces blancs emporter à bord de leurs pirogues ce qu’ils en avoient débarqué, et sortir de la rivière avec un vent favorable. Depuis cette époque, on n’a jamais entendu parler de blancs barbus dans le pays de Hoppajéwot. Voilà mon histoire. »

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