Jean-Jacques Rousseau

Fiction ou morceau allégorique sur la Révélation

France   1861

Genre de texte
Philosophique

Contexte
Publiée en 1861 sous un titre qui n’est pas de Rousseau, cette courte œuvre semble porter dans sa forme allégorique l’influence de Diderot, dont Rousseau était encore proche, en ces années 1753-1756, dates probables de la rédaction de cette fiction philosophique. Ce récit de rêve est surtout une manière de développer une argumentation philosophique, fortement teintée de religiosité, en lui donnant la forme d’un monde imaginaire.

Au cours des deux pages précédant le récit de rêve, le protagoniste s’émerveille de la perfection de la nature, il conçoit à partir de cette magnificence une image de Dieu unie à l’excellence de sa création. Cette réflexion philosophique annonce la révélation qui lui sera faite par son rêve.

Texte témoin
«Fiction ou morceau allégorique sur la Révélation», Œuvres complètes, tome II. Paris : Éditions du Seuil, 1967-1971.

Édition originale
Œuvres et correspondance inédites. Paris : Michel-Lévy Frères, 1861.




Rêve allégorique

Les sept statues

C’était dans ses pensées si flatteuses pour l’orgueil humain et si douces pour tout être aimant et sensible qu’il attendait le retour du jour, impatient d’en porter un plus pur et plus éclatant dans l’âme des autres hommes et de leur communiquer les lumières célestes qu’il venait d’acquérir. Cependant la fatigue d’une longue méditation ayant épuisé ses esprits et la fraîcheur de la nuit l’invitant au repos il s’assoupit insensiblement en rêvant et méditant encore, et s’endormit enfin profondément. Durant son sommeil les ébranlements que la contemplation venait d’exciter dans son cerveau lui donnèrent un songe extraordinaire comme les idées qui l’avaient produit. Il se crut au milieu d’un édifice immense formé par un dôme éblouissant que portaient sept statues colossales au lieu de colonnes. Toutes ces statues à les regarder de près étaient horribles et difformes, mais par l’artifice d’une perspective adroite, vues du centre de l’édifice chacune d’elles changeait d’apparence et présentait à l’œil une figure charmante. Ces statues avaient toutes des attitudes diverses et emblématiques. L’une un miroir à la main était assise sur un paon dont elle imitait la contenance vaine et superbe. Une autre d’un œil impudent et d’une main lascive excitait les objets de sa sensualité brutale à la partager. Une autre tenait des serpents nourris de sa propre substance qu’elle arrachait de son sein pour les dévorer et qu’on y voyait renaître sans cesse. Une autre, squelette affreux qu’on n’eût su distinguer de la mort qu’à l’étincelante avidité de ses yeux, rebutait de vrais aliments pour avaler à longs traits des coupes d’or en fusion qui l’altéraient sans la nourrir. Toutes enfin étaient distinguées par des attributs effroyables qui devaient en faire des objets d’horreur, mais qui vus du point d’où elles paraissaient belles semblaient être les ornements de leur beauté. Sur la clef de la voûte étaient écrits ces mots en gros caractères : Peuples servez les dieux de la terre. Directement au-dessous, c'est-à-dire au centre du bâtiment et au point de perspective, était un grand autel heptagone sur lequel les humains venaient en foule offrir leurs offrandes et leurs vœux aux sept statues qu’ils honoraient par mille différents rites et sous mille bizarre noms. Cet autel servait de base à une huitième statue à laquelle tout l’édifice était consacré et qui partageait les honneurs rendus à toutes les autres. Toujours environnée d’un voile impénétrable, elle était perpétuellement servie du peuple et n’en était jamais aperçue; l’imagination de ses adorateurs la leur peignait d’après leurs caractères et leurs passions et chacun d’autant plus attaché à l’objet de son culte qu’il était plus imaginaire ne plaçait sous ce voile mystérieux que l’idole de son cœur.

Parmi la foule qui affluait sans cesse en ce lieu, il distingua d’abord quelques hommes singulièrement vêtus et qui au travers d’un air modeste et recueilli avaient dans leur physionomie je ne sais quoi de sinistre qui annonçait à la fois l’orgueil et la cruauté. Occupés à introduire continuellement les peuples dans l’édifice ils paraissaient les officiers ou les maîtres du lieu et dirigeaient souverainement le culte des sept statues. Ils commençaient par bander les yeux à tous ceux qui se présentaient à l’entrée du temple, puis les ayant ainsi conduits dans un coin du sanctuaire ils ne leur rendaient l’usage de la vue que quand tous les objets concouraient à la fasciner. Que si, durant le trajet quelqu’un tentait d’ôter son bandeau, à l’instant ils prononçaient sur lui quelques paroles magiques qui lui donnaient la figure d’un monstre sous laquelle abhorré de tous et méconnu des siens il ne tardait pas d’être déchiré par l’assemblée.

Ce qu’il y avait de plus étonnant c’est que les ministres du temple qui voyaient à plein toute la difformité de leurs idoles ne les servaient pas moins ardemment que l’aveugle vulgaire. Ils s’identifiaient pour ainsi dire avec leurs affreuses divinités et recevant en leur nom les hommages et les dons des mortels chacun d’eux leur offrait pour son intérêt les mêmes vœux que la crainte arrachait aux peuples.

Le bruit continuel des hymnes et des chants d’allégresse jetait les spectateurs dans un enthousiasme qui les mettait hors d’eux-mêmes. L’autel qui s’élevait au milieu du temple se distinguait à peine au travers des vapeurs d’un encens épais qui portait à la tête et troublait la raison; mais tandis que le vulgaire n’y voyait que les fantômes de son imagination agitée le philosophe plus tranquille en aperçut assez pour juger de ce qu’il ne discernait pas, l’appareil d’un continuel carnage environnait cet autel terrible, il vit avec horreur le monstrueux mélange du meurtre et de la prostitution. Tantôt on précipitait des tendres enfants dans des flammes de bois de cèdre, tantôt des hommes faits étaient immolés par la faux d’un vieillard décrépit. Des pères dénaturés plongeaient en gémissant le couteau dans le sein de leurs propres filles. De jeunes personnes dans une parure élégante et pompeuse qui relevait encore leur beauté étaient enterrées vives pour avoir écouté la voix de la nature tandis que d’autres étaient livrées en cérémonie à la plus infâme débauche, et l’on entendait à la fois par un abominable contraste les soupirs des mourants avec ceux de la volupté.

Ah, s’écria le philosophe épouvanté, quel horrible spectacle, pourquoi mes regards en sont-ils souillés? Hâtons-nous de quitter ce séjour infernal. Il n’est pas temps encore, lui dit en le retenant l’être invisible qui lui avait déjà parlé, tu viens de contempler l’aveuglement des peuples, il te reste à voir quel est en ce lieu le destin des sages.

A l’instant il aperçut à l’entrée du temple un homme exactement vêtu comme lui et dont l’éloignement l’empêcha de distinguer les traits. Cet homme dont le port était grave et posé n’allait point lui-même à l’autel, mais touchant subtilement au bandeau de ceux qu’on y conduisait, sans y causer de dérangement apparent il leur rendait l’usage de la vue. Ce service fut bientôt découvert par l’indiscrétion de ceux qui le recevaient. Car la plupart d’entre eux voyant en traversant le temple la laideur des objets de leur culte ils refusaient d’aller à l’autel et tâchaient d’en dissuader leurs voisins. Les ministres du temple toujours vigilants pour leur intérêt découvrirent bientôt la source du scandale, saisirent l’homme voilé, le traînèrent au pied de l’autel et l’immolèrent sur-le-champ aux acclamations unanimes de la troupe aveuglée.

En tournant les yeux vers l’entrée voisine le philosophe y vit un vieillard d’assez mauvaise mine mais dont les manières insinuantes et le discours familier et profond faisaient bientôt oublier la physionomie. Aussitôt qu’il se présenta pour entrer les ministres du temple apportèrent le bandeau sacré. Mais il leur dit : hommes divins, épargnez-vous un soin superflu pour un pauvre vieillard privé de la vue qui vient sous vos auspices chercher à la recouvrer ici; daignez seulement me conduire à l’autel afin que je rende hommage à la divinité et qu’elle me guérisse. Comme il affectait de heurter assez lourdement les objets qui étaient autour de lui, l’espoir du miracle fit oublier d’en mieux constater le besoin; la cérémonie du bandeau fut omise comme superflue et le vieillard fut introduit appuyé sur un jeune homme qui lui servait de guide, et auquel on ne fit nulle attention.

Effrayé de l’aspect hideux des sept statues et du sang qu’il voyait ruisseler autour de la huitième, ce jeune homme tenta vingt fois de s’échapper et de fuir hors du temple, mais retenu par le vieillard d’un bras vigoureux il fut contraint de le mener ou plutôt de le suivre jusqu’à l’enceinte du sanctuaire pour observer ce qu’il voyait et travailler un jour à l’instruction des hommes. Aussitôt l’aveugle prétendu sautant légèrement sur l’autel découvrit d’une main hardie la statue et l’exposa sans voile à tous les regards. On voyait peintes sur son visage l’extase avec la fureur; sous ses pieds elle étouffait l’humanité personnifiée, mais ses yeux étaient tendrement tournés vers le ciel : de la main gauche elle tenait un cœur enflammé et de l’autre elle acérait un poignard. Cet aspect fit frémir le philosophe, mais loin de révolter les spectateurs, ils n’y virent au lieu d’un air de cruauté qu’un enthousiasme céleste, et sentirent augmenter pour la statue ainsi découverte le zèle qu’ils avaient eu pour elle sans la connaître. Peuples, leur cria d’un ton plein de feu l’intrépide vieillard qui s’en aperçut, quelle est votre folie de servir des Dieux qui ne cherchent qu’à nuire, et d’adorer des êtres encore plus malfaisants que vous ? Ah loin de les forcer par d’indiscrets sacrifices à songer à vous pour vous tourmenter, tâchez plutôt qu’ils vous oublient, vous en serez moins misérables; si vous croyez leur plaire en détruisant leurs ouvrages, que pouvez-vous espérer d’eux sinon qu’ils vous détruisent à leur tour ? Servez celui qui veut que tous soient heureux si vous voulez être heureux vous-mêmes.

Les ministres ne lui permirent pas de poursuivre, et l’interrompant à grand bruit ils demandèrent au peuple justice de cet ingrat qui pour prix d’avoir, disaient-ils, recouvré la vue sur l’autel de la déesse osait en profaner la statue et en décrier le culte. Aussitôt tout le peuple se jeta sur lui, prêt à le mettre en pièces, mais les ministres voyant sa mort assurée voulurent la revêtir d’une forme juridique et le firent condamner par l’assemblée à boire l’eau verte, sorte de mort souvent imposée aux sages. Tandis qu’on préparait la liqueur, les amis du vieillard voulurent l’emmener secrètement, mais il refusa de les suivre. Laissez-moi, leur dit-il, aller recevoir le prix de mon zèle de celui qui en est l’objet. En vivant parmi ces peuples, ne m’étais-je pas soumis à leurs lois, et dois-je les enfreindre au moment qu’elles me couronnent ? Ne suis-je pas trop heureux après avoir consacré mes jours au progrès de la vérité de pouvoir lui consacrer encore la fin d’une vie que la nature allait me redemander ? O mes amis, l’exemple de mon dernier jour est la seule instruction que je vous laisse ou celle au moins qui doit donner du poids à toutes les autres. Je serais soupçonné de n’avoir vécu qu’en sophiste si je craignais de mourir en philosophe. Après ce discours il reçut la coupe des sages et l’ayant bue avec un air serein il s’entretint paisiblement avec ses amis de l’immortalité de l’âme et des grandes vérités de la nature que le philosophe écouta d’autant plus attentivement qu’elles se rapportaient à ses précédentes méditations. Mais le dernier discours du vieillard qui fut un hommage très distinct à cette même statue qu’il avait dévoilée jeta dans l’esprit du philosophe un doute et un embarras dont il ne se tira jamais bien, et il fut toujours incertain si ces paroles renfermaient un sens allégorique ou simplement un acte de soumission au culte établi par les lois. Car, disait-il, si toutes les manières de servir la divinité lui sont indifférentes, c’est l’obéissance aux lois qu’il faut préférer. Cependant il restait toujours entre cette action et la précédente une contradiction qui lui parut impossible à lever.

Frappé de tout ce qu’il venait de voir il réfléchissait profondément sur ces terribles scènes; quand tout à coup une voix se fit entendre dans les airs prononçant distinctement ces mots : C’est ici le fils de l’homme. Les cieux se taisent devant lui, terre, écoutez sa voix. , Alors levant les yeux il aperçut sur l’autel un personnage dont l’aspect imposant et doux le frappa d’étonnement et de respect; son vêtement était populaire et semblable à celui d’un artisan, mais son regard était céleste, son maintien modeste, grave et moins apprêté que celui même de son prédécesseur; ses traits avaient je ne sais quoi de sublime où la simplicité s’alliait avec la grandeur et l’on ne pouvait l’envisager sans se sentir pénétré d’une émotion vive et délicieuse qui n’avait sa source dans aucun sentiment connu des hommes. O mes enfants, dit-il d’un ton de tendresse qui pénétrait l’âme, je viens expier et guérir vos erreurs. aimez celui qui vous aime et connaissez celui qui est. A l’instant saisissant la statue il la renversa sans effort et montant sur le piédestal avec aussi peu d’agitation, il semblait reprendre sa place plutôt qu’usurper celle d’autrui.

Son air, son ton, son geste causèrent dans l’assemblée une extraordinaire fermentation; le peuple en fut saisi jusqu’à l’enthousiasme, les ministres en furent irrités jusqu’à la fureur, mais à peine étaient-ils écoutés. L’inconnu populaire et ferme en prêchant une morale divine entraînait tout, tout annonçait une révolution, il n’avait qu’à dire un mot et ses ennemis n’étaient plus : mais celui qui venait détruire la sanguinaire intolérance n’avait garde de l’imiter, il n’employa que les voies qui convenaient aux choses qu’il avait à dire et aux fonctions dont il s’était chargé, et le peuple dont toutes les passions sont des fureurs en devint moins zélé pour sa défense. Après le témoignage de force et d’intrépidité qu’il venait de donner, il reprit son discours avec la même douceur qu’auparavant; il peignit l’amour des hommes et toutes les vertus avec des traits si touchants et des couleurs si aimables qu’hors les officiers du temple ennemis par état de toute humanité, nul ne l’écoutait sans être attendri et sans en aimer mieux ses devoirs et le bonheur d’autrui. Son parler était simple et doux et pourtant profond et sublime, sans étonner l’oreille il nourrissait l’âme, c’était du lait pour les enfants et du pain pour les hommes, il animait le fort et consolait le faible et les génies les moins proportionnés entre eux le trouvaient tous également à leur portée, il ne haranguait point d’un ton pompeux et soutenu mais ses discours familiers brillaient de la plus ravissante éloquence, et ses instructions étaient des fables et des apologues, des entretiens communs mais pleins de justesse et de profondeur. Rien ne l’embarrassait; les questions les plus captieuses que le désir de le perdre lui faisait proposer avaient à l’instant des solutions dictées par la sagesse; il ne fallait que l’entendre une fois pour être sûr de l’admirer toujours, on sentait que le langage de la vérité ne lui coûtait rien parce qu’il en avait la source en lui-même.

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