E.T.A. Hoffmann

Contes fantastiques

Allemagne   1815

Genre de texte
Contes

Contexte
Un homme était assis dans une chambre solitaire, et lisait un traité sur l’artiste Jean-Christophe Wagenseil. Il en est enchanté et s’échappe dans le monde fantastique de son livre. Hoffmann veut éveiller la curiosité de ses lecteurs, en racontant ce rêve au début de son conte et en nous interpellant par la suite.

Texte témoin
Contes fantastiques, Slatkine Reprints, Genève, 1979, p.41-45.





Le monde merveilleux du passé

Voici le rêve dont les ailes se développent et s’abaissent si joyeusement lorsqu’il vient comme une tendre enfant se poser sur le sein de l’homme, et qu’il l’appelle, par un baiser, à la contemplation des riantes scènes d’une vie idéale. Une lumière éclatante scintilla comme un éclair. L’homme voilé ouvrit les yeux, et nulle ombre, nul nuage n’obscurcissait plus son regard.

Il était couché sur un gazon fleuri, aux rayons du crépuscule qui pénétraient à travers une forêt profonde. Les ruisseaux murmuraient ; le feuillage des arbres semblait exhaler de mystérieux soupirs d’amour, et un rossignol chantait ses langueurs. Le vent du matin se leva, et, roulant et balayant les nuages, ouvrit un chemin aux rayons du soleil, qui bientôt brilla sur toutes les feuilles. Les oiseaux s’éveillèrent et coururent de branche en branche en faisant retentir leurs accords. Tout à coup on entend le son des cors de chasse ; les cerfs, les daims, étendus sur l’herbe, se lèvent précipitamment, jettent un regard prévoyant à travers le feuillage, et s’enfoncent dans le taillis. Le son des cors cesse, et voilà qu’on entend une mélodie de la harpe et du chant qui vibre comme une musique céleste. Ce chant devient de plus en plus distinct ; et les chasseurs, l’épieu à la main, la trompe sur l’épaule, s’avancent à cheval au milieu de la forêt. Derrière eux on voit apparaître sur un noble coursier un seigneur vêtu à l’antique mode allemande, et portant le manteau de prince. A côté de lui s’avance, sur une haquenée, une dame d’une beauté éblouissante, et richement parée ; puis arrivent, sur six beaux chevaux de diverses couleurs, six hommes dont la figure expressive porte le caractère des anciens temps. Ils laissaient flotter la bride sur le cou de leurs chevaux, et chantaient, en s’accompagnant de la harpe et du luth, des airs merveilleux, tandis que leurs coursiers, subjugués et vaincus par le charme de cette musique, suivaient le noble couple en sautant et faisant de gracieuses courbettes. Quelques instants après, les chasseurs sonnèrent du cor, les chevaux y répondirent par un joyeux hennissement, et des pages et des serviteurs magnifiquement vêtus se joignirent au cortège, qui s’enfonça dans les profondeurs de la forêt.

L’homme qui était resté absorbé dans sa surprise, à la vue de cet admirable spectacle, se releva du gazon où il était assis, et s’écria avec enthousiasme :

O Dieu du ciel, la splendeur des temps passés est-elle sortie de son tombeau ? Qui donc était ce brillant personnage ?
Une voix sonore se fit entendre derrière lui :
Qui ! lui dit-elle, ne reconnaissez-vous pas ceux que vous portez dans votre cœur et dans vos pensées ?

Il se retourna, et aperçut un homme au visage digne et grave, la tête couverte d’une grande perruque noire bouclée, et le corps revêtu du costume que l’on portait vers l’an 1680. Il reconnut aussitôt le vieux savant professeur Jean-Christophe Wagenseil, qui lui dit :

Vous auriez dû voir que ce seigneur, paré du manteau de prince, ne pouvait être que le noble landgrave Hermann de Thuringe. A ses côtés chevauchait la comtesse Mathilde, la belle et jeune veuve du vieux comte Cuno de Falkenstein, l’étoile de cette cour. Les six personnages qui chantaient et jouaient de la harpe sont les maîtres célèbres que le digne landgrave, dans son ardent amour pour la poésie, a rassemblés à sa cour. A présent, les chasseurs continuent leur course joyeuse ; mais bientôt les maîtres se réuniront au milieu de la forêt, dans une belle prairie, et commenceront une lutte poétique. Allons de ce côté, afin de nous trouver près d’eux quand la chasse sera finie.

Ils se mirent en marche au bruit des cors, des cris des chasseurs, des aboiements des chiens, qui retentissaient dans les bois et dans les rochers. Comme le professeur Wagenseil l’avait dit, lorsqu’ils arrivèrent dans la prairie étincelante aux rayons du soleil, il vit revenir de loin, à pas lents, le landgrave, la comtesse et les six maîtres.

Je veux maintenant, dit Wagenseil, vous montrer chacun de ces poètes illustres, et vous le désigner par son nom. Voyez cet homme qui jette autour de lui un regard satisfait, et serre la bride de son cheval pour le faire cabrioler ; voyez comme l’électeur lui adresse un salut amical : il rit gaiement. C’est le joyeux Walther de Vogelweid. Celui-là que vous distinguez à ses larges épaules, à sa barbe épaisse et crépue, qui porte des armes brillantes et monte un cheval tigré, c’est Reynhard de Zweckstein. Ah ! ah ! et celui-là qui galope sur son petit cheval, au bord de la forêt : il regarde devant lui d’un air pensif, et sourit comme s’il voyait s’élever de terre de riantes images. C’est le respectable professeur Henri Schreiber : celui-là a l’esprit entièrement préoccupé, et ne pense ni à la prairie, ni au chant qui va commencer ; car voyez quel circuit il fait en poursuivant sa route, et comme les branches des arbres lui frappent le visage. Voilà Jean Bitterolff qui s’avance de son côté : c’est celui que vous voyez avec une petite barbe rouge, monté sur un cheval fauve. Il appelle le professeur, qui sort enfin de sa rêverie, et tous deux cheminent ensemble. Quel bruit étonnant j’ai entendu dans le taillis !... Ah ! c’est un cavalier impétueux qui se sert si vivement de l’éperon, que son cheval écume et bondit. Voyez ce beau pâle jeune homme : comme ses yeux étincellent, comme les traits de son visage semblent contractés par la douleur ! On dirait qu’un être invisible s’est élancé derrière lui, et le harcèle. C’est Henri d’Ofterdingen. Que lui est-il donc arrivé ? Tout à l’heure, il chevauchait si paisiblement, et unissait sa voix harmonieuse à celle des autres maîtres. Mais voyez ce magnifique cavalier sur un cheval arabe blanc comme la neige. Regardez comme il met pied à terre lestement : la bride passée autour de son bras, il s’avance avec une courtoisie chevaleresque vers la comtesse Mathilde, et lui offre la main pour l’aider descendre de sa haquenée. Avec quelle grâce il reste là, contemplant, avec ses grands yeux bleus, la belle comtesse ! C’est Wolfframb d’Eschenbach. A présent, les voilà tous qui prennent place : la lutte va commencer.

Les maîtres chantèrent tour à tour un chant choisi. Il était facile de voir que chacun d’eux s’efforçait de surpasser celui qui avait chanté avant lui. Mais aucun d’eux ne put y parvenir, et on ne savait auquel donner la palme. La comtesse Mathilde sembla incliner vers Eschenbach la couronne qu’elle tenait entre ses mains et destinait au vainqueur. Tout à coup, Henri d’Ofterdingen s’élança de sa place, les yeux étincelants ; il s’avança rapidement au milieu du cercle : un coup de vent fit tomber sa coiffure et l’on vit ses noirs cheveux se dresser sur son front pâle.

Arrêtez, s’écria-t-il, arrêtez !... le prix n’est pas encore gagné ; il faut que je chante, et le landgrave décidera à qui la couronne appartient.
À ces mots il se trouva, on ne sait comment, entre ses mains, un luth d’une forme singulière et qui avait la forme d’un animal effrayant. Il fit vibrer d’une main si vigoureuse les cordes de cet instrument, que toute la forêt en retentit. Puis il chanta d’une voix forte : il célébrait des ses paroles un roi étranger plus puissant que tous les autres princes, un roi auquel tous les maîtres devaient humblement rendre hommage, s’ils ne voulaient subir un affront. Quelques accords aigres et moqueurs se mêlaient à sa mélodie.

Le landgrave jeta sur lui un regard courroucé ; alors les autres maîtres se levèrent et chantèrent ensemble. Ofterdingen voulut faire résonner les sons de son instrument plus haut que les leurs, et il en saisit si violemment les cordes, qu’elles se brisèrent et rendirent un sombre gémissement. Soudain, au lieu du luth qu’il portait, une sombre, affreuse figure s’éleva devant lui, l’enlaça et l’emporta dans les airs. Le chant des maîtres se perdit dans l’espace, les nuages épais enveloppèrent la pelouse et la forêt, puis tout à coup une étoile brillante apparut au milieu de l’obscurité ; les maîtres la suivirent en chantant sur les nuées lumineuses, une clarté scintillante se répandit dans la vallée, le feuillage de arbres s’agita et répéta les accords des chanteurs.

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