Edgar Quinet

Allemagne et Italie

France   1836

Genre de texte
prose

Contexte
Le rêve se situe à la toute fin de la deuxième section portant sur l'Italie, au chapitre VI, soit l’avant-dernier chapitre.

Après avoir exploré l'Italie, le narrateur se retrouve à Naples, dans une locanda, où il s'endort et fait un rêve qu'il raconte dans une lettre à un ami.

Texte témoin
Paris, Desforges, 1846, pages 216-218. BNF, Gallica.




Le rêve d’un amateur d’art

Splendeurs vénitiennes

Je m’assis près d’une table; mais au lieu de manger, je m’endormis sous l’air pesant et le vampire de la maremme, car la chaleur était encore excessive, quoique l’on fût en octobre. J’eus alors un rêve qu’il m’est difficile d’oublier. L’Italie, que je venais de parcourir, me paraissait tout entière privée d’habitans; mais, peu à peu, toutes ces images d’art que j’avais rencontrées et adorées le long de mon chemin, se réveillèrentdu froid du marbre et se détachèrent des cadres des tableaux : ces conceptions idéales devinrent des personnages réels, qui se mirent à marcher çà et là, à la place des habitans qui n’étaient plus. C’était comme un peuple de ressuscités plus beau que le peuple des vivans qui avaient disparu. Les innombrables figures, nées de la fantaisie des vénitiens, secouèrent, les premières, la poussière qui les couvrait. Elles s’assemblèrent à pas légers sur le Lido, et murmurèrent entre elles une langue gazouillante et colorée comme les flots de l’Adriatique. Monna-Lisa de Léonard De Vinci, se pencha pour se mirer au bord du lac Garda; les sibylles, de Michel-Ange, s’assirent dans la campagne de Rome; et le jour et la nuit, de la chapelle saint-Laurent, se soulevèrent en frissonnant, comme de célestes bohémiens. Dans le campanile de Giotto, montaient et redescendaient, sans repos, les bienheureux anachorètes de Fiesole, qui, n’étant plus retenus par la crainte des vivans, quittaient les cellules et les fresques des cloîtres. Sur tous les rivages, combien d’anges et d’archanges descendirent du vieux ciel de l’art bysantin, et vinrent se reposer près de la plage en fermant leurs ailes d’or! De leurs violes toscanes ils tiraient des sons ineffables, et tels que ceux que j’avais imaginés dans la forêt de la dombe! Ils chantaient des poëmes entiers, dont j’avais autrefoisbalbutié les premières syllabes en suivant le sentier humide des prés. à la fin, je vis aussi la vierge au voile, de Raphaël, passer en même temps que deux enfans, dans le jardin des césars : elle y cueillait des fleurs nouvelles, et elle souriait; car aucun des doutes de l’homme ne s’était encore communiqué à ces filles de l’esprit de l’homme. Elles avaient gardé toutes seules la foi des vieux siècles et l’éternel amour dont la terre était privée. J’entendais une voix qui disait : « sainte, sainte à jamais est la terre d’Italie, qui nous a nourris de ses mamelles et vêtus de son soleil d’été.»

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