Ahmadou Kourouma

Monnè, outrages et défis

Côte d'Ivoire   1990

Genre de texte
Roman

Contexte
Le Blanc fait visiter une gare à Djigui pour le convaincre d’ouvrir son royaume à la colonisation. Il va ensuite lui faire visiter d’autres chantiers. Mais le roi n’est pas convaincu et il est en proie à des cauchemars de sinistre présage.

Texte témoin
Paris, Seuil, coll. « Points », 1992, p. 89.




Cauchemar du roi (2)

Dents de requins

La visite se poursuivit. À la sortie du hangar, le Blanc, avec des gestes amples, expliqua que la gare de Soba serait dix fois plus haute et large que tout cela. Les longues explications du Blanc, l’enthousiasme de l’interprète et du griot ne convainquirent pas le roi; tout le monde constata avec découragement que Djigui dissimulait mal un certain désenchantement. Ils poursuivirent vers la mer où le roi de Soba avait d’autres chantiers à visiter.

Cinq requins géants happèrent Djigui qui dégagea ses jambes tuméfiées par des chiques grouillantes et sautillantes. Des éclats de pierres le déchirèrent, par mille plaies béantes et répugnantes; l’humidité lui monta dans le corps, ballonna son ventre, termita ses poumons. Il cria au secours, tua des sacrifices; des flots de sang l’emportèrent. Il prononça des prières qui ricochèrent sur des amoncellements de cadavres, sur les pires malédictions et sur les soupirs de souffrance. Il eut faim; ne se restaura pas; son couscous était plein de bris de dents mortelles de requins. Il eut soif; ne se désaltéra pas pour ne plus reprendre l’humidité. Il désira écouter les louanges et la musique de Djéliba; ne l’entendit pas; ses oreilles bourdonnaient des souffles des agonisants. Des foules de morts en quête d’Allah apparurent, le cernèrent et le menacèrent des tortures des damnés. Il tenta de crier, de courir. Sans succès; son cheval s’enfuyait dans le lointain : Djigui était perdu. Dans les affres du désespoir, il risqua un suprême effort… Ses yeux s’ouvrirent. Djigui était en nage; le lit était mouillé. Il se leva, poussa la fenêtre : la nuit était avancée; les coqs ne devaient pas tarder à chanter. Il réveilla ses compagnons; ensemble, ils courbèrent la première prière, montèrent sur les chevaux. La lune apparut. Ils montèrent sur Soba. Le chemin du retour fut long. Des jours et des nuits, Djigui chevaucha muet et pensif, ressassant continûment les images de son rêve, n’acceptant de s’arrêter que pour prier Allah par de longs offices.

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