E.T.A. Hoffmann

Contes

Allemagne   1815

Genre de texte
Conte

Notes
Ottmar et ses amis sont réunis au château d’un baron, en compagnie de sa fille Maria. La conversation évoque les rêves, qui sont mystérieusement associés à la théorie du magnétisme. Le peintre Franz Bickert expose sa conception du rêve.

Édition originale
«Le Magnétiseur». Traduction d’Henri Egmont (1836) revue par Madeleine Laval. Contes. Fantaisies à la manière de Callot, Gallimard, Folio, p. 184-189.




Théorie des rêves

Nudité incongrue

«Honorable assemblée! Tout rêve est de l’écume: c’est là un vieux, très honnête et très solide proverbe allemand. Mais Ottmar l’a interprété si adroitement et de manière si subtile, que, tandis qu’il parlait, je sentais réellement monter dans mon cerveau les petites bulles dégagées de la matière et destinées à s’unir avec le principe spirituel supérieur. Toutefois, n’est-ce pas dans notre esprit que s’opère la fermentation d’où jaillissent ces parties plus subtiles, qui ne sont elles-mêmes qu’un produit du même principe? Je demande enfin si notre esprit trouve en lui seul tous les éléments nécessaires à la production de ce phénomène, ou si, d’après une loi d’équilibre, quelque mobile étranger y concourt avec lui? et je réponds à cela que la nature, secondée par tous les phénomènes qui lui sont propres, s’emploie moins à l’assister qu’à le laisser manœuvrer dans les vastes ateliers de l’espace et du temps, de sorte que, tout en se croyant son propre maître, il ne crée et n’agit en fin de compte que pour accomplir les fins qu’elle se propose. Nous sommes si intimement liés par des rapports physiques ou spirituels avec tout ce qui est extérieur à nous-mêmes, avec la nature entière, que le fait de nous en affranchir, en admettant même que ce fût possible, impliquerait la destruction de notre existence. La vie que vous nommez intensive est déterminée par notre vie expansive, dont elle est pour ainsi dire le reflet. Mais ce reflet nous apparaît comme recueilli dans un miroir concave, de sorte qu’images et figures se présentent sous d’autres proportions et offrent par conséquent des formes bizarres et inconnues, bien qu’elles ne soient que les caricatures d’originaux vraiment existants. Je soutiens hardiment que jamais un homme n’a imaginé ni rêvé aucune chose dont les éléments ne pussent se retrouver dans la nature à laquelle nous ne pouvons jamais nous soustraire.

«Abstraction faite des impressions extérieures et inéluctables qui émeuvent notre âme et la mettent dans un état de tension anormal, comme un effroi subit, une grande peine de cœur, etc., je prétends que notre esprit, sans la prétention de franchir les limites naturelles qui lui sont assignées, peut aisément extraire des manifestations les plus agréables de la vie cette essence volatile qui engendre, au dire d’Ottmar, les petites bulles dont se forme l’écume du rêve. Quant à moi, qui manifeste, surtout le soir, comme on voudra bien me l’accorder, une bonne humeur à toute épreuve, je prépare à la lettre mes rêves de la nuit en me faisant passer par la tête mille folies qu’ensuite mon imagination reproduit, durant mon sommeil, avec les plus vives couleurs et de la manière la plus récréative; mais je préfère à toutes les autres mes imaginations dramatiques.

— Qu’entends-tu par là? demanda le baron.

— Comme l’a déjà fait remarquer un auteur bien inspiré, poursuivit Bickert, nous devenons en rêvant auteurs dramatiques et acteurs par excellence dans la mesure où nous saisissons avec précision et dans leurs moindres détails des individualités étrangères qui se présentent à notre esprit avec une parfaite vérité. Eh bien, c’est la base de mon système: je pense parfois aux nombreuses aventures plaisantes de mes voyages, à maints originaux que j’ai rencontrés dans le monde, et mon imagination, en ressuscitant la nuit ces divers personnages avec tous leurs ridicules et leurs traits comiques, me donne le spectacle le plus divertissant du monde. Il me semble alors que je n’ai eu devant moi, durant la soirée, que le canevas, le croquis de la pièce à laquelle le rêve, docile pour ainsi dire à la volonté du poète, vient communiquer la chaleur et la vie. Je vaux à moi seul la troupe entière de Sacchi, qui joue la farce de Gozzi, peinte et nuancée d’après nature, avec une telle puissance d’illusion que le public, représenté lui aussi par ma personne, y croit ni plus ni moins qu’à la réalité.

«Comme je vous l’ai dit, je ne comprends pas dans ces rêves, pour ainsi dire volontairement amenés, ceux qui sont le résultat d’une disposition d’esprit exceptionnelle, due à des circonstances étrangères, ni ceux qui sont suscités par une impression physique externe. Ainsi tous ces rêves, dont presque chaque individu a quelquefois éprouvé le tourment, comme de tomber du faîte d’une tour, d’être décapité, etc., sont ordinairement provoqués par quelque souffrance physique que l’esprit, plus indifférent pendant le sommeil à la vie animale et ne travaillant plus que pour lui-même, explique à sa façon ou motive d’après quelque représentation fantastique, prise parmi celles qui occupent son imagination. Je me rappelle un songe où j’assistais à une soirée de punch en joyeuse compagnie. Un fier-à-bras d’officier, que je connais parfaitement, poursuivait de ses sarcasmes un étudiant qui finit par lui lancer son verre à la figure; il s’ensuivit une bagarre générale; et, comme je voulais rétablir la paix, je me sentis blessé à la main si grièvement que la douleur cuisante du coup me réveilla: que vois-je? ma main saignait réellement, car je m’étais écorché à une grosse épingle fichée dans la couverture.

— Ah! Franz! s’écria le baron, cette fois ce n’était pas un rêve agréable que tu t’étais préparé!

— Hélas! hélas! dit Bickert d’une voix plaintive : est-on responsable des maux que le destin nous inflige souvent en punition de nos fautes? Assurément, j’ai eu, moi aussi, des rêves horribles, désolants, épouvantables, qui me donnèrent le délire et des sueurs froides d’angoisse ...

— Ah! fais-nous-en part, s’écria Ottmar, dussent-ils réfuter et confondre ta théorie!

— Mais, au nom du Ciel! interrompit Maria d’une voix souffrante, n’aurez-vous donc pas pitié de moi?

— Non, répliqua le peintre, à présent plus de pitié! Oui, moi aussi, j’ai rêvé comme un autre les choses les plus terrifiantes! Ne me suis-je pas présenté chez la princesse Almaldasongi, qui m’avait invité à venir prendre le thé, dans le plus magnifique habit galonné par-dessus une veste richement brodée, et parlant l’italien le plus pur, — lingua toscana in bocca romana? N’étais-je pas épris pour cette beauté ravissante d’un amour passionné tel qu’il sied à un artiste et ne lui disais-je pas les choses les plus touchantes, les plus poétiques, les plus sublimes lorsque, baissant les yeux par hasard, je m’aperçus, à ma profonde consternation, que je m’étais bien habillé en tenue de cour et avec la dernière recherche, mais que j’avais oublié la culotte!»

Sans laisser à personne le temps de se formaliser de son incartade, Bickert continua avec feu: «Dieu! que vous dévoilerai-je encore des calamités terribles qui ont empoisonné mes rêves? Une fois, revenu à ma vingtième année, je me faisais une fête de danser au bal. J’avais mis ma bourse à sec pour donner à mon vieil habit un certain air de fraîcheur en le faisant retourner adroitement et pour m’acheter une paire de bas de soie blancs. J’arrive enfin heureusement à la porte du salon étincelant de mille lumières et de superbes toilettes: je remets mon billet; mais ne voilà-t-il pas qu’un maudit chien de portier ouvre devant moi l’étroit coulisseau d’un poêle en me disant, d’un ton poli à mériter qu’on l’étranglât tout vif: «Que monsieur se donne la peine d’entrer, c’est par là qu’il faut passer pour arriver dans le salon.» Mais ce ne sont encore là que des misères auprès du rêve affreux qui m’a tourmenté et supplicié la nuit dernière! Ha!... J’étais devenu une feuille de papier cavalier, ma silhouette figurait juste au milieu en guise de marque filigranée; et quelqu’un ... c’était, en fait, un enragé de poète bien connu de tout le monde, mais disons quelqu’un ... ce quelqu’un était armé d’une plume de dindon démesurément longue, mal fendue et dentelée, avec laquelle, tandis qu’il composait des vers raboteux et barbaresques, il griffonnait sur moi, pauvre infortuné, et me lacérait dans tous les sens. Une autre fois, un démon d’anatomiste ne s’est-il pas amusé à me démonter comme une poupée articulée et à torturer mes membres par toutes sortes d’essais diaboliques, voulant voir, par exemple, quel effet produirait un de mes pieds planté au milieu du dos, ou bien mon bras droit fixé dans le prolongement de ma jambe gauche ? .. .»

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