Marcel Proust

La Prisonnière

France   1923

Genre de texte
Roman

Contexte
Dans les pages précédentes, le narrateur rappelle les sommes énormes que Bergotte donnait à des petites filles pour quelques caresses, car il «savait ne jamais si bien produire que dans l’atmosphère de se sentir amoureux».

Commentaires
Selon Milton Miller, «la main munie d’un torchon mouillé, dans le cauchemar de Bergotte, rappelle la mort de la grand’mère de Marcel» (Psychanalyse de Proust, p. 252)

Texte témoin
À la recherche du temps perdu, Gallimard, Quarto, p. 1741.




Cauchemars de Bergotte

Un torchon mouillé

Dans les mois qui précédèrent sa mort, Bergotte souffrait d’insomnies, et ce qui est pire, dès qu’il s’endormait, de cauchemars qui, s’il s’éveillait, faisaient qu’il évitait de se rendormir. Longtemps il avait aimé les rêves, même les mauvais rêves, parce que grâce à eux, grâce à la contradiction qu’ils présentent avec la réalité qu’on a devant soi à l’état de veille, ils nous donnent, au plus tard dès le réveil, la sensation profonde que nous avons dormi. Mais les cauchemars de Bergotte n’étaient pas cela. Quand il parlait de cauchemars, autrefois il entendait des choses désagréables qui se passaient dans son cerveau. Maintenant, c’est comme venus du dehors de lui qu’il percevait une main munie d’un torchon mouillé qui, passée sur sa figure par une femme méchante, s’efforçait de le réveiller, d’intolérables chatouillements sur les hanches, la rage - parce que Bergotte avait murmuré en dormant qu’il conduisait mal - d’un cocher fou furieux qui se jetait sur l’écrivain et lui mordait les doigts, les lui sciait. Enfin, dès que dans son sommeil l’obscurité était suffisante, la nature faisait une espèce de répétition sans costumes de l’attaque d’apoplexie qui l’emporterait : Bergotte entrait en voiture sous le porche du nouvel hôtel des Swann, voulait descendre. Un vertige foudroyant le clouait sur sa banquette, le concierge essayait de l’aider à descendre, il restait assis, ne pouvant se soulever, dresser ses jambes. Il essayait de s’accrocher au pilier de pierre qui était devant lui, mais n’y trouvait pas un suffisant appui pour se mettre debout. Il consulta les médecins qui, flattés d’être appelés par lui, virent dans ses vertus de grand travailleur (il y avait vingt ans qu’il n’avait rien fait), dans son surmenage, la cause de ses malaises.

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