Timothy Findley

Pilgrim

Canada   1999

Genre de texte
Roman

Contexte
Ce récit apparaît vers le début du roman.

Personnage énigmatique, Pilgrim est, dans cette incarnation, un historien de l’art. Il a tenté de se suicider à plusieurs reprises, mais est chaque fois revenu à la vie, la dernière tentative s’étant passée à Londres, à l’ouverture du récit. Pilgrim a noté ce rêve dans son Journal, qu’il a transmis à son amie Lady Quartermaine, alors qu’il est en traitement à la clinique psychiatrique Bürgholzli de Zurich, avec le docteur Jung, en 1912.

Notes
Mister Bleat : Dans une existence antérieure, Pilgrim aurait eu une conversation avec Henri James sur le type de personnage que serait un individu nommé M. Bleat (to bleat : bêler).

Texte original

Texte témoin
HarperFlamingo, 1999, p. 36-37. (traduction française : C.V.)




Vision de Pilgrim

Les moutons

Rêve — enregistré à 6h du matin

Image d’un mouton. Un.

Dois-je m’en amuser? Je n’en suis pas sûr. Cela semble, en quelque sorte, être moins relié à ma conversation avec [Henri] James au sujet de Mister Bleat [M. Beyle] qu’à mes autres rêves de terrains boueux et de lointains éclairs de lumière. De plus, le mouton est silencieux. Aucun bêlement. Il se tient de profil, tournant sa tête de façon à me voir — me fixant de façon presque accusatrice. Pourquoi m’avez-vous amené ici? semble-t-il dire — encore que son silence soit absolu.

Tout en observant la scène, je deviens conscient de l’endroit où je me trouve. Cette fois, pas de gens. La terre autour de moi est mouillée, mais non boueuse. L’herbe est aplatie sous la pluie. Je suis debout à un endroit qui semble être le centre d’un paysage si vaste que je ne peux me faire aucune idée de ses limites. Il n’y a pas d’horizon, rien que la terre. Peut-être suis-je en train de me regarder moi-même. C’est l’impression que j’ai, même si, comme cela se passe dans les rêves, je suis aussi en train de regarder le mouton non pas d’en haut mais de face.

Autour de moi, du moins à ce qu’il semble, il y a une infinité de kilomètres de fossés. Non pas des fossés comme sur les bords des routes. Plus profonds que cela et avec l’air d’avoir été creusés —quel qu’en soit le but— par des mains d’hommes, avec des pics et des pelles. Les bords sont coupés droit, comme avec quelque projet en tête. Une tranchée pour des conduites d’égout? Ou seront-ils remplis de pierres et de ciment — fondations de quelque immeuble gigantesque. A moins que ce ne soit des murs, pour entourer le champ où je me trouve. Le champ d’un prieuré. Un cimetière quelque part en Europe où on construisait des murs de ce genre autour des morts.

Je n’ai toujours pas bougé. Et quoique je pense que je suis habillé, je n’ai aucune idée de ce que je porte. Je ne vois pas de couleur sur ma manche. Il n’y a aucun sens de texture ou de coupe dans ce que je porte — seulement son poids, qui, alors que je suis là debout me semble de plomb.

Quelque chose arrive. Je ne sais pas quoi. Mais quelque chose d’énorme soit tombe soit explose. La pluie soudainement est bouillante. Je me frotte les yeux, mais n’ai toujours pas bougé de ma place, et quand je regarde autour de moi je vois qu’un fleuve de moutons a commencé à encombrer les fossés. Le mot fleuve est tout à fait approprié. Ils s’écoulent de tous les côtés, leurs dos ondulés s’élevant et retombant, ondulant, presque, tandis qu’ils vont en avançant. Et quand les fossés sont pleins, les moutons se tiennent sans mouvement, comme attendant quelque commandement que moi aussi j’anticipe.

Le silence persiste intact. Même s’il y a eu tout ce temps-là un lointain murmure de vent, il ne monte ni ne faiblit. Il ne change pas non plus de tonalité. Il est simplement là. Un vent a soufflé dans tous mes rêves, récemment, mais toujours très loin. Et on ne voit jamais les arbres, dont les branches lui donnent un son distinct.

Agnus Dei, qui tollis peccata mundi,

dona eis requiem.

Ces mots apparaissent, comme par magie, sous ma main et se tracent un chemin poussé par le vent à travers la page. Dans le rêve, je ne suis pas conscient de les connaître. Je ne fais que les enregistrer.

Dans le fossé, les dos montent vers l’avant et s’arrêtent à nouveau.

Agnus Dei, qui tollis peccata mundi,

dona eis requiem sempiternam.

Agneau de Dieu, qui enlevez les péchés du monde,

Donnez-leur le repos Ă©ternel.

Le silence est maintenant universel.

De quoi ai-je rêvé?

Que suis-je en train de rĂŞver?

Où se trouve cet endroit qui est tellement sinistre et sans pitié — constamment encombré, et en même temps déserté et triste, comme si la terre elle-même s’était mise en deuil? Un abattoir, je crains, et nous, les moutons.

Sachant ce que je sais du passé, mon inconfort avec le futur est maintenant un poids que je pense ne pas pouvoir porter. Je serai heureux de la lumière du jour — et de toute autre voix que la mienne.

Texte sous droits.

Page d'accueil

- +