Eugène Sue

Les Mystères de Paris

France   1843

Genre de texte
prose

Contexte
Le récit de rêve se situe dans la huitième partie du roman qui en compte dix, au chapitre IX intitulé « Gringalet et Coupe-en-deux ».

Dans une prison, les détenus demandent à Pique-Vinaigre, un autre prisonnier, de leur raconter l’histoire de Gringalet et de Coupe-en-deux. Gringalet est un garçon chétif de treize ans, sans famille, qui a été recueilli par le méchant Coupe-en-deux, un montreur de bêtes qui emploie des enfants qu’il maltraite. Par désir de sauver les faibles qui, comme lui, sont persécutés par les plus forts, Gringalet libère les mouches prises dans les toiles d’araignée, et compare sa situation à celle des mouches. Un soir, il tente de s’enfuir de chez Coupe-en-deux, mais ce dernier le surprend et l’enferme dans le grenier en lui promettant une correction pour le lendemain. La nuit, il fait ce rêve qui s’avérera prémonitoire, car, au moment de sa punition, un moucheron vert et or ira se loger dans l’œil de Coupe-en-deux l’empêchant de tuer l’enfant.

Texte témoin
Édition établie par Francis Lacassin, Paris, R. Laffont, 1996, page 1050.




Le rêve de Gringalet

Pris dans une toile d’araignée

Je vous laisse à penser la terrible nuit que passa Gringalet. Il ne ferma presque pas l’œil; il se demandait ce que Coupe-en-deux voulait lui faire…. À force de se demander ça, il finit par s’endormir… Mais quel sommeil!… Par là-dessus il eut un rêve... un rêve affreux... c'est-à-dire le commencement... Vous allez voir...

« Il rêva qu'il était une de ces pauvres mouches comme il en avait tant fait sauver des toiles d'araignées, et qu'à son tour il tombait dans une grande et forte toile où il se débattait, se débattait de toutes ses forces sans pouvoir s'en dépêtrer; alors il voyait venir vers lui, doucement, traîtreusement, une espèce de monstre qui avait la figure de Coupe-en- Deux sur un corps d'araignée...

« Mon pauvre Gringalet recommençait à se débattre, comme vous pensez... mais, plus il faisait d'efforts, plus il s'enchevêtrait dans la toile, ainsi que font les pauvres mouches... Enfin l'araignée s'approche... le touche... et il sent les grandes pattes froides et velues de l'horrible bête l'attirer, l'enlacer... pour le dévorer... Il se croit mort... Mais voilà que tout à coup il entend une espèce de petit bourdonnement clair, sonore, aigu, et il voit un joli moucheron d'or, qui avait une espèce de dard fin et brillant comme une aiguille de diamant, voltiger autour de l'araignée d'un air furieux, et une voix (quand je dis une voix, figurez-vous la voix d'un moucheron!) une voix qui lui disait : « Pauvre petite mouche... tu as sauvé des mouches... L'araignée ne... »

Malheureusement Gringalet s'éveilla en sursaut... et il ne vit pas la fin du rêve; malgré ça, il fut d'abord un peu rassuré en se disant : « Peut-être que le moucheron d'or au dard de diamant aurait tué l'araignée si j'avais vu la fin du songe.

« Mais Gringalet avait beau se bercer de cela pour se rassurer et se consoler, à mesure que la nuit finissait, sa peur revenait si forte qu'à la fin il oublia le rêve, ou plutôt il n'en retint que ce qui était effrayant, la grande toile où il avait été enlacé et l'araignée à figure de Coupe-en- Deux... Vous jugez quels frissons de peur il devait avoir...

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