Léon Tolstoï

La Guerre et la Paix

Russie   1869

Genre de texte
Roman

Contexte
Ce rêve se trouve au livre IV, 1re partie, chapitre XVI.

Gravement blessé à la bataille de Borodino, le prince André a été recueilli par Natacha, sa fiancée.

Notes
La princesse Maria est la sœur du prince André.

Texte témoin
Traduction française d'Elisabeth Guertik, Lausanne, Éditions Rencontre, 1971, vol. 4, p. 86-87.




Rêve du prince André

La mort derrière la porte

Il rêva qu’il était couché dans la même pièce où il se trouvait dans la réalité, mais au lieu d’être blessé, il était bien portant. Beaucoup de gens divers, insignifiants, indifférents défilent devant le prince André. Il leur parle, discute avec eux sur un sujet sans importance. Ils se disposent à partir quelque part. Le prince André sent confusément que tout cela est futile, qu’il a d’autres soucis plus importants, mais il continue à tenir en les étonnant des propos creux et spirituels. Peu à peu, imperceptiblement, tous ces personnages commencent à disparaître et tout fait place à une question, celle de la porte à fermer. Il se lève et va à la porte pour la fermer et pousser le verrou. Aura-t-il ou non le temps de la fermer, tout dépend de cela. Il va, il se hâte, mais ses jambes n’avancent pas et il sait qu’il n’aura pas le temps de fermer la porte, mais il tend pourtant douloureusement toutes ses forces. Et une peur torturante l’étreint. Et cette peur est la peur de la mort: derrière la porte se tient cela. Mais tandis qu’il rampe vers la porte, gauchement et sans force, ce quelque chose d’horrible, pesant déjà de l’autre côté, va l’enfoncer. Quelque chose d’inhumain, la mort, enfonce la porte, et il faut l’en empêcher. Il saisit la porte, tend ses dernières forces, on ne peut plus la fermer, au moins pour la retenir; mais ses efforts sont faibles, maladroits, et sous la pression de la chose horrible la porte s’ouvre et se referme.

Une fois encore, cela pèse de l’autre côté. Ses ultimes efforts surhumains sont vains, et les deux battants s’ouvrent sans bruit. Cela est entré et c’est la mort. Et le prince André meurt.

Mais à l’instant même où il mourut, le prince André se souvint qu’il dormait, et à l’instant même où il mourut, il fit un effort sur lui-même et se réveilla.

« Oui, c’était la mort. Je suis mort, je me suis réveillé. Oui, la mort est un réveil. » Soudain son âme s’éclaira et le voile qui jusqu’alors avait masqué l’inconnu se leva devant son regard spirituel. Il sentit comme la libération de la force jusque-là enchaînée en lui et cette étrange légèreté qui dès lors ne le quitta plus.

Lorsqu’il revint à lui baigné de sueur froide, il remua sur le divan, Natacha s’approcha et lui demanda ce qu’il avait. Il ne lui répondit pas et sans la comprendre posa sur elle un regard étrange.

C’était là ce qui lui était arrivé deux jours avant l’arrivée de la princesse Maria. C’est aussi à partir de ce jour-là, comme le disait le médecin, que sa fièvre épuisante prit une mauvaise tournure, mais ce que disait le médecin n’intéressait pas Natacha: elle voyait ces terribles symptômes moraux, plus certains pour elle.

A partir de ce jour commença pour le prince André, en même temps que l’évasion de son rêve, l’évasion de la vie. Et par rapport à la durée de la vie, cela ne lui semblait pas plus lent que l’évasion du sommeil par rapport à la durée du rêve.

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