Gérard de Nerval

Aurélia

France   1855

Genre de texte
récit

Contexte
Ce fragment se trouve au deuxième chapitre d'Aurélia (première partie).

Ce rêve suit un épisode particulièrement difficile pour le narrateur qui se voit déchiré entre deux amours, l'un profane, l'autre sacré. Cette séquence est considérée par plusieurs spécialistes comme la transposition fictive de la crise qui causa le premier internement de Nerval. Il est à noter que cette crise eut lieu en 1841 et que la majorité d'Aurélia fut composé entre 1853-1854 à la clinique du docteur Blanche.

Notes
Dürer: peintre et graveur allemand (1471-1528). Melencolia I fut gravé en 1514. On l'interprète comme la synthèse entre la puissance intellectuelle et les dons techniques d'un art, malgré qu'il soit en proie à la mélancolie. Inspiré par les idées de Ficin, il serait une évocation de l'artiste, génie mélancolique, qui aspire en vain à l'absolu. Panofsky soutient qu'il serait un portrait spirituel de Dürer (voir Wikipedia). Nerval reprendra ce symbole dans les Chimères. Le tableau est reproduit ci-dessous.

Texte témoin
Gérard de Nerval, OEuvres, texte établi, annoté et présenté par Albert Béguin et Jean Richer, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1952, p. 361-362.

Édition originale
Gérard de Nerval, « Aurélia », Revue de Paris, (1er janvier 1855, pour la première partie, 15 février pour la seconde).

Édition critique
Gérard de Nerval, OEuvres, texte établi, annoté et présenté par Albert Béguin et Jean Richer, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1952, p. 361-362, rééd. 1955, p. 365-366.

--, Sylvie, les Chimères, Aurélia, Paris, Bordas (coll. « Sélection littéraire Bordas »), 1967, p. 106-107 [édition commentée d'extraits, dont celui- ci].

--, Aurélia, éd. de Pierre-Georges Castex, Paris, SEDES, 1971, p. 26-27.

--, Aurélia [et autres oeuvres], éd. de Jacques Bony, Paris, Flammarion (coll. « GF-Flammarion »), 1990, p. 254-255.

--, Aurélia ou Le Rêve et la vie; les Nuits d'octobre; Petits Châteaux de Bohême; Promenades et souvenirs, préface et commentaire par Gabrielle Chamarat-Malandain, Paris, Pocket (coll. « Lire et voir les classiques »), 1994.




Le premier rêve

L’Ange de la mélancolie

Un soir, vers minuit, je remontais un faubourg où se trouvait ma demeure, lorsque, levant les yeux par hasard, je remarquai le numéro d'une maison éclairé par un réverbère. Ce nombre était celui de mon âge. Aussitôt, en baissant les yeux, je vis devant moi une femme au teint blême, aux yeux caves, qui me semblait avoir les traits d'Aurélia. Je me dis : « C'est sa mort ou la mienne qui m'est annoncée! ». Mais je ne sais pourquoi j'en restai à la dernière supposition, et je me frappai de cette idée, que ce devait être le lendemain à la même heure.

Cette nuit-là, je fis un rêve qui me confirma dans ma pensée. -- J'errais dans un vaste édifice composé de plusieurs salles, dont les unes étaient consacrées à l'étude, d'autres à la conversation ou aux discussions philosophiques. Je m'arrêtai avec intérêt dans une des premières, où je crus reconnaître mes anciens maîtres et mes anciens condisciples. Les leçons continuaient sur les auteurs grecs et latins, avec ce bourdonnement monotone qui semble une prière à la déesse Mnémosyne. -- Je passai dans une autre salle, où avaient lieu des conférences philosophiques. J'y pris part quelque temps, puis j'en sortis pour chercher ma chambre dans une sorte d'hôtellerie aux escaliers immenses, pleine de voyageurs affairés.

Je me perdis plusieurs fois dans les longs corridors, et, en traversant une des galeries centrales, je fus frappé d'un spectacle étrange. Un être d'une grandeur démesurée, -- homme ou femme, je ne sais, -- voltigeait péniblement au-dessus de l'espace et semblait se débattre parmi des nuages épais. Manquant d'haleine et de force, il tomba enfin au milieu de la cour obscure, accrochant et froissant ses ailes le long des toits et des balustres. Je pus le contempler un instant. Il était coloré de teintes vermeilles, et ses ailes brillaient de mille reflets changeants. Vêtu d'une robe longue à plis antiques, il ressemblait à l'Ange de la Mélancolie, d'Albrecht Dürer. -- Je ne pus m'empêcher de pousser des cris d'effroi, qui me réveillèrent en sursaut.

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