George Sand

Lelia

France   1833

Genre de texte
prose

Contexte
Le rĂŞve se situe dans la deuxième partie du texte qui en compte cinq, au chapitre XXIX intitulĂ© « Solitude ».

Après avoir vécu une série de déceptions et de malheurs, Lelia rencontre Sténio qui tombe amoureux d'elle. Comme elle ne répond pas à son amour, Sténio est jaloux de Trenmor, le confident de Lelia. Après avoir survécu au choléra, la jeune femme s'éloigne de Sténio en allant passer un mois, seule, à la montagne. C'est à ce moment qu'elle écrit à Trenmor ses réflexions sur les songes.

Texte témoin
Éd. P. Reboul., Paris, Garnier, 1960, pages 128-130. BNF, Gallica.




Les courses sans fin de Lelia

Allégories du cauchemar

Mes rêves n'ont plus ce désordre aimable et gracieux qui résumait toute une vie d'enchantement dans quelques heures d'illusion. Mes rêves ont un effroyable caractère de vérité; les spectres de toutes mes déceptions y repassent sans cesse, plus lamentables, plus hideux chaque nuit. Chaque fantôme, chaque monstre évoqué par le cauchemar est une allégorie claire et saisissante qui répond à quelque profonde et secrète souffrance de mon âme. Je vois fuir les ombres des amis que je n'aime plus, j'entends les cris d'alarme de ceux qui sont morts et dont l'âme erre dans les ténèbres de l'autre vie. Et puis je descends moi-même, pâle et désolée, dans les abîmes de ce gouffre sans fond qu'on appelle l'Éternité et dont la gueule me semble toujours béante au pied de mon lit, comme un sépulcre ouvert. Je rêve que j'en descends lentement les degrés, cherchant d'un oeil avide un faible rayon d'espoir dans ces profondeurs sans bornes et ne trouvant pour flambeau dans ma route que les bouffées d'une clarté d'enfer, rouge et sinistre, qui me brûle les yeux jusqu'au fond du crâne et qui m'égare de plus en plus.

Tels sont mes rêves. C'est toujours la raison humaine se débattant contre la douleur et l'impuissance.

Un semblable sommeil abrège la vie au lieu de la prolonger. Il dépense une énorme énergie. Le travail de la pensée, plus désordonné, plus fantasque dans les songes, est aussi plus violent et plus rude. Les sensations s'y éveillent par surprise, âpres, terribles et déchirantes, comme elles le seraient devant la réalité. Jugez-en, Trenmor, par l'impression que vous laisse la représentation dramatique de quelque passion fortement exprimée. Dans le rêve, l'âme assiste aux spectacles les plus terribles et ne peut distinguer l'illusion de la vérité. Le corps bondit, se tord et palpite sous des émotions affreuses de terreur et de souffrance, sans que l'esprit ait la conscience de son erreur pour se donner, comme au théâtre, la force d'aller jusqu'au bout. On s'éveille baigné de sueur et de larmes, l'esprit frappé d'une stupide consternation et fatigué pour tout un jour de l'exercice inutile qui vient de lui être imposé.

Il y a des rêves plus pénibles encore, C'est de se croire, condamné à accomplir quelque tâche extravagante, quelque travail impossible, comme de compter les feuilles dans une forêt ou de courir rapide et léger comme l'air; de traverser, aussi vite que la pensée, vallons, mers et montagnes pour atteindre une image fugitive, incertaine, qui toujours nous devance et toujours nous attire en changeant d'aspect. N'avez-vous pas fait ce rêve, Trenmor, alors qu'il y avait dans votre vie des désirs et des chimères? Oh! comme il revient souvent ce fantôme! comme il m'appelle, comme il me convie! Tantôt c'est sous la forme délicate et pâle d'une vierge qui fut ma compagne et ma sœur au matin de ma vie et qui, plus heureuse que moi, mourut dans la fleur de sa jeunesse et de ses illusions. Elle m'invite à la suivre au séjour du repos et du calme. J'essaie de marcher après elle. Mais, substance éthérée que le vent emporte, elle me devance, m'abandonne et disparaît dans les nuées. Et pourtant, moi, je cours toujours: car j'ai vu surgir, des rives brumeuses d'une mer imaginaire, un autre spectre que j'ai pris pour le premier et que je poursuis avec la même ardeur. Mais lorsqu'il se retourne, c'est quelque objet hideux, un démon ironique, un cadavre sanglant, une tentation ou un remords. Et moi, je cours encore, car un charme fatal m'entraîne vers ce Protée qui ne s'arrête jamais, qui semble parfois s'engloutir au loin dans le flot rouge de l'horizon et qui, tout à coup, sort de terre sous mes pieds pour m'imprimer une direction nouvelle.

Hélas! que d'univers j'ai parcourus dans ces voyages de l'âme! J'ai traversé les steppes blanchies des régions glacées. J'ai jeté mon rapide regard sur les savanes parfumées où la lune se lève si belle et si blanche. J'ai effleuré sur les ailes du sommeil ces vastes mers dont l'immensité épouvante la pensée. J'ai devancé à la course les navires les plus fins voiliers et les grandes hirondelles de proie. J'ai, dans l'espace d'une heure, vu le soleil se lever aux rivages de la Grèce et se coucher derrière les montagnes bleues du Nouveau-Monde. J'ai vu sous mes pieds les peuples et les empires. J'ai contemplé de près la face rouge des astres errants dans les solitudes de l'air et dans les plaines du ciel. J'ai rencontré la face effarée des ombres dispersées par un souffle de la nuit. Quels trésors d'imagination, quelles merveilleuses richesses de la nature n'ai-je pas épuisés dans ces vaines hallucinations du sommeil? Aussi à quoi m'a servi de voyager? Ai-je jamais rien vu qui ressemblât à mes fantaisies? Oh! que la nature m'a semblé pauvre, le ciel terne et la mer étroite, au prix des terres, des cieux et des mers que j'ai franchis dans mon vol immatériel! Que reste-t-il à la vie réelle de beautés pour nous charmer, à l'âme humaine de puissances pour jouir et admirer, quand l'imagination a tout usé d'avance par un abus de sa force?

Ces songes étaient pourtant l'image de la vie: ils me la montraient obscurcie par le trop vif éclat d'une lumière surnaturelle, comme les faits de l'avenir et l'histoire du monde sont écrits sombres et terribles dans les poésies sacrées des prophètes. Traînée à la suite d'une ombre à travers les écueils, les déserts, les enchantements et les abîmes de la vie, j'ai tout vu, sans pouvoir m'arrêter. J'ai tout admiré en passant, sans pouvoir jouir de rien. J'ai affronté tous les dangers sans succomber à aucun, toujours protégée par cette puissance fatale qui m'emporte dans son tourbillon et m'isole de l'univers qu'elle fait passer sous mes pieds.

Voilà le sommeil que nous nous sommes fait. Les jours sont employés à nous reposer des nuits. Plongés dans une sorte d'anéantissement, les heures d'activité pour toute la création nous trouvent, nonchalants et sans vie, occupés à attendre le soir pour nous réveiller et la nuit pour dépenser en vains rêves le peu de force amassée durant le jour. Ainsi marche ma vie depuis bien des années. Toute l'énergie de mon âme se dévore et se tue à s'exercer sur elle-même et tout son effet extérieur est d'affaiblir et de détruire le corps.

Page d'accueil

- +