Gérard de Nerval

Aurélia

France   1855

Genre de texte
récit

Contexte
Les « Mémorables » se trouvent à la fin d'Aurélia, entre le récit du dernier rêve et la conclusion.

Voici comment le narrateur présente lui-même cet ensemble : «J'inscris ici, sous le titre de Mémorables les impressions de plusieurs rêves qui suivirent celui que je viens de rapporter».

Notes
Saturnin. C'est au « dernier rêve » d'Aurélia que le narrateur a identifié le jeune malade dont il a le soin avec cet esprit, ce qui sera précisément confirmé dans la conclusion du récit, lorsque le malade ouvrira pour la première fois les yeux ses beaux yeux bleus puis les gardera ouverts. C'est la figure du Frère (bénéfique), s'opposant à celle du Double (maléfique).

***. Si le manuscrit portait à l'origine Sophie, le lecteur devrait penser à Aurélia, sauf s'il applique la consigne du dernier rêve telle que le réalisent les trois astérisques, de la mère à la Vierge, en passant par toutes les femmes aimées.

Apollyon : génie de l'Apocalypse. Adonis est la divinité grecque (venue d'une légende syrienne).

Balder: dieu de lumière, de justice et de beauté. Sa mort explique le malheur du monde.

Freya: « la Bien-Aimée », déesse germanique de l'amour. Elle connaît l'avenir mais ne le dévoile à personne. Comme on le voit, toute la section est inspirée des deux recueils des Eddas scandinaves : le premier Edda est prosaïque, le second poétique. On a déjà vu ces ouvrages cités dès « La reine des poissons » dans les Filles du Feu.

Zaandam: ville des Pays-Bas (Hollande septentrionale), maintenant fusionnée et portant le nom de Zaanstad. Gérard de Nerval a visité Saanstad en mai 1852 et y a vu la maison de Pierre le Grand (le Tsar Alekseïevitch (1672-1725).

Catherine: Catherine I (1684-1727) : impératrice de Russie de 1725-1727, épouse de Pierre le Grand et qui lui succéda après sa mort. Catherine II la Grande (1729-1796), impératrice de Russie de 1762-1796; l'amie de Diderot, de Voltaire, des Grimm, d'Alembert qui règne à partir de juin 1762 fit ériger la statue de Pierre le Grand à Saint-Pétersbourg. Sainte Hélène ( ?-327) pour sa part est la mère de l'empereur Constantin : la légende lui attribue l'invention de la Sainte Croix, lors d'un pèlerinage à Jérusalem et à Bethléem, en 326.

La paix: le rêve est intimement liée à l'actualité politique. Jacques Bony croit qu'il évoque ou implique la guerre franco-russe de 1853 et la guerre de Crimée en 1854 (p. 355, n. 70).

Commentaires
Michel Crouzet, « La rhétorique du rêve dans Aurélia » dans Jacques Huré, Joseph Jurt et Robert Kopp (dir.), Nerval : une poétique du rêve, actes du colloque de Bâle, Mulhouse et Fribourg, 10-12 novembre 1986, Paris et Genève, Champion et Slatkine, 1989, p. 183-207.

Texte témoin
Gérard de Nerval, Å’uvres, texte établi, annoté et présenté par Albert Béguin et Jean Richer, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1952, p. 409- 413.

Édition originale
Gérard de Nerval, « Aurélia », Revue de Paris, (1er janvier 1855, pour la première partie, 15 février pour la seconde).

Édition critique
Gérard de Nerval, Å’uvres, texte établi, annoté et présenté par Albert Béguin et Jean Richer, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1952, p. 410-413, rééd. 1955, p. 413-416

--, Aurélia, éd. de Pierre-Georges Castex, Paris, SEDES, 1971, p. 79-84.

--, Aurélia [et autres oeuvres], éd. de Jacques Bony, Paris, Flammarion (coll. « GF-Flammarion »), 1990, p. 310-313.

--, Aurélia ou le Rêve et la vie; les Nuits d'octobre; Petits Châteaux de Bohême; Promenades et souvenirs, préface et commentaire par Gabrielle Chamarat-Malandain, Paris, Pocket (coll. « Lire et voir les classiques »), 1994.




« Mémorables »

Une petite fille marchait

M É M O R A B L E S

I — L'Auvergne, souvenirs d'enfance

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sur un pic élancé de l'Auvergne a retenti la chanson des pâtres. Pauvre Marie ! reine des cieux ! c'est à toi qu'ils s'adressent pieusement. Cette mélodie rustique a frappé l'oreille des corybantes. Ils sortent, en chantant à leur tour, des grottes secrètes où l'Amour leur fit des abris. — Hosannah ! paix à la terre et gloire aux cieux !

Sur les montagnes de l'Himalaya une petite fleur est née. — Ne m'oubliez pas ! — Le regard chatoyant d'une étoile s'est fixé un instant sur elle, et une réponse s'est fait entendre dans un doux langage étranger. — Myosotis !

Une perle d'argent brillait dans le sable; une perle d'or étincelait au ciel... Le monde était créé, Chastes amours, divins soupirs ! enflammez la sainte montagne... car vous avez des frères dans les vallées et des sœurs timides qui se dérobent au sein des bois !

Bosquets embaumés de Paphos, vous ne valez pas ces retraites où l'on respire à pleins poumons l'air vivifiant de la Patrie. — « Là-haut, sur les montagnes, — le monde y vit content; — le rossignol sauvage — fait mon contentement ! »

Oh ! que ma grande amie est belle ! Elle est si grande, qu'elle pardonne au monde, et si bonne, qu'elle m'a pardonné. L'autre nuit, elle était couchée je ne sais dans quel palais, et je ne pouvais la rejoindre. Mon cheval alezan-brûlé se dérobait sous moi. Les rênes brisées flottaient sur sa croupe en sueur, et il me fallut de grands efforts pour l'empêcher de se coucher à terre.

Cette nuit, le bon Saturnin* m'est venu en aide, et, ma grande amie a pris place à mes côtés, sur sa cavale blanche caparaçonnée d'argent, Elle m'a dit : « Courage, frère ! car c'est la dernière étape ». Et ses grands yeux dévoraient l'espace, et elle faisait voler dans l'air sa longue chevelure imprégnée des parfums de l'Yémen.

Je reconnus les traits divins de ***. Nous volions au triomphe, et nos ennemis étaient à nos pieds. La huppe messagère nous guidait au plus haut des cieux, et l'arc de lumière éclatait dans les mains divines d'Apollyon*. Le cor enchanté d'Adonis résonnait à travers les bois.

Ô Mort, où est ta victoire, puisque le Messie vainqueur chevauchait entre nous deux ? Sa robe était d'hyacinthe soufrée, et ses poignets, ainsi que les chevilles de ses pieds, étincelaient de diamants et de rubis. Quand sa houssine légère toucha la porte de nacre de la Jérusalem nouvelle, nous fûmes tous les trois inondés de lumière. C'est alors que je suis descendu parmi les hommes pour leur annoncer l'heureuse nouvelle.

[ II ]

Je sors d'un rêve bien doux : j'ai revu celle que j'avais aimée transfigurée et radieuse. Le ciel s'est ouvert dans toute sa gloire, et j'y ai lu le mot pardon signé du sang de Jésus-Christ.

Une étoile a brillé tout à coup et m'a révélé le secret du monde et des mondes. Hosannah ! paix à la terre et gloire aux cieux !

Du sein des ténèbres muettes deux notes ont résonné, l'une grave, l'autre aiguë, — et l'orbe éternel s'est mis à tourner aussitôt. Sois bénie, ô première octave qui commenças l'hymne divin ! Du dimanche au dimanche enlace tous les jours dans ton réseau magique. Les monts te chantent aux vallées, les sources aux rivières, les rivières aux fleuves, et les fleuves à l'Océan; l'air vibre, et la lumière irise harmonieusement les fleurs naissantes. Un soupir, un frisson d'amour sort du sein gonflé de la terre, et le chœur des astres se déroule dans l'infini; il s'écarte et revient sur lui-même, se resserre et s'épanouit, et sème au loin les germes des créations nouvelles.

Sur la cime d'un mont bleuâtre une petite fleur est née. — Ne m'oubliez pas ! — Le regard chatoyant d'une étoile s'est fixé un instant sur elle, et une réponse s'est fait entendre dans un doux langage étranger. — Myosotis !

[ III ]

Malheur à toi, dieu du Nord, — qui brisas d'un coup de marteau la sainte table composée des sept métaux les plus précieux ! car tu n'as pu briser la Perle rose qui reposait au centre. Elle a rebondi sous le fer, — et voici que nous nous sommes armés pour elle... Hosannah !

Le macrocosme ou grand monde, a été construit par art cabalistique; le microcosme ou petit monde, est son image réfléchie dans tous les coeurs. La Perle rose a été teinte du sang royal des Walkyries. Malheur à toi, dieu-forgeron, qui as voulu briser un monde !

Cependant, le pardon du Christ a été aussi prononcé pour toi !

Sois donc béni toi-même, ô Thor, le géant, — le plus puissant des fils d'Odin ! Sois béni dans Héla, ta mère, car souvent le trépas est doux, — et dans ton frère Loki, et dans ton chien Garnur !

Le serpent qui entoure le Monde est béni lui-même, car il relâche ses anneaux, et sa gueule béante aspire la fleur d'anxoka, la fleur soufrée, — la fleur éclatante du soleil !

Que Dieu préserve le divin Balder*, le fils d'Odin, et Freya* la belle !

[ IV ]

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je me trouvais en esprit à Saardam*, que j'ai visitée l'année dernière. La neige couvrait la terre. Une toute petite fille marchait en glissant sur la terre durcie et se dirigeait, je crois, vers la maison de Pierre le Grand. Son profil majestueux avait quelque chose de bourbonien. Son cou, d'une éclatante blancheur, sortait à demi d'une palatine de plumes de cygne. De sa petite main rose, elle préservait du vent une lampe allumée et allait frapper à la porte verte de la maison, lorsqu'une chatte maigre qui en sortait s'embarrassa dans ses jambes et la fit tomber. «Tiens ! ce n'est qu'un chat!» dit la petite fille en se relevant. «Un chat, c'est quelque chose!», répondit une voix douce. J'étais présent à cette scène, et je portais sur mon bras un petit chat gris qui se mit à miauler. «C'est l'enfant de cette vieille fée!», dit la petite fille. Et elle entra dans la maison.

Cette nuit mon rêve s'est transporté d'abord à Vienne. — On sait que sur chacune des places de cette ville sont élevées de grandes colonnes qu'on appelle pardons. Des nuages de marbre s'accumulent en figurant l'ordre salomonique et supportent des globes où président assises des divinités. Tout à coup, ô merveille ! je me mis à songer à cette auguste sœur de l'empereur de Russie, dont j'ai vu le palais impérial à Weimar. — Une mélancolie pleine de douceur me fit voir les brumes colorées d'un paysage de Norwège éclairé d'un jour gris et doux. Les nuages devinrent transparents, et je vis se creuser devant moi un abîme profond où s'engouffraient tumultueusement les flots de la Baltique glacée. Il semblait que le fleuve entier de la Néwa, aux eaux bleues, dût s'engloutir dans cette fissure du globe. Les vaisseaux de Cronstadt et de Saint-Pétersbourg s'agitaient sur leurs ancres, prêts à se détacher et à disparaître dans le gouffre, quand une lumière divine éclaira d'en haut cette scène de désolation.

Sous le vif rayon qui perçait la brume, je vis apparaître aussitôt le rocher qui supporte la Statue de Pierre le Grand. Au-dessus de ce solide piédestal vinrent se grouper des nuages qui s'élevaient jusqu'au zénith. Ils étaient chargés de figures radieuses et divines, parmi lesquelles on distinguait les deux Catherine et l'impératrice sainte Hélène*, accompagnées des plus belles princesses de Moscovie et de Pologne. Leurs doux regards, dirigés vers la France, rapprochaient l'espace au moyen de longs télescopes de cristal. Je vis par là que notre patrie devenait l'arbitre de la querelle orientale, et qu'elles en attendaient la solution. Mon rêve se termina par le doux espoir que la paix nous serait enfin donnée*.

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