Guy de Maupassant

« Sur les chats »

France   1886

Genre de texte
nouvelle

Contexte
Ces deux rêves constituent la fin, au troisième et dernier chapitre de la nouvelle sur les chats, comme son titre l'indique.

Le narrateur, nouvellement arrivé dans la région de Nice, séjourne au manoir des Quatre-Tours, un fort de guerre construit en 1530, à Thorenc.

Notes
Thorenc est situé dans la région de Nice et possède réellement un manoir fortifié appelé « Château des Quatre-Tours », construit au XVIe siècle.

Texte témoin
Guy de Maupassant, Å’uvres complètes, « Å’uvres posthumes I », vol. 9, le texte de cette édition est conforme à celui de l'édition originale, Paris, Louis Conard Libraire-Editeur, 1921, p. 164-167.

Édition originale
Guy de Maupassant, « Sur Les Chats », Gil-Blas (Paris), 9 février 1886.

Ce texte fut repris dans le recueil la Petite Roque, Albin Michel et Ollendorff, 1899-1904, 1912, puis chez Louis Conard, 1907-1910.

Édition critique
Guy de Maupassant, Contes et nouvelles, éd. Louis Forestier, Paris, Gallimard (coll. « Biblothèque de la Pléiade »), 2 vol., 1974 et 1979.

Guy de Maupassant, le Horla et autres contes cruels et fantastiques, introduction, chronologie, bibliographie, notes et dossier de l'oeuvre par M.-C. Bancquart, Paris, Garnier Frères, 1976, p. 183-185.




Deux rêves et un chat

Des yeux de feu me regardaient

Mon cabinet de toilette se trouvait dans une des tourelles. Les fenêtres, larges dans l'appartement, étroites à leur sortie au jour, traversant toute l'épaisseur des murs, n'étaient, en somme, que des meurtrières, de ces ouvertures par où on tuait des hommes. Je fermai ma porte, je me couchai et je m'endormis.

Et je rêvai; on rêve toujours un peu de ce qui s'est passé dans la journée. Je voyageais; j'entrais dans une auberge où je voyais attablés devant le feu un domestique en grande livrée et un maçon, bizarre société dont je ne m'étonnais pas. Ces gens parlaient de Victor Hugo, qui venait de mourir, et je prenais part à leur causerie. Enfin j'allais me coucher dans une chambre dont la porte ne fermait point, et tout à coup j'apercevais le domestique et le maçon, armés de briques, qui venaient doucement vers mon lit.

Je me réveillai brusquement, et il me fallut quelques instants pour me reconnaître. Puis je me rappelai les événements de la veille, mon arrivée à Thorenc*, l'aimable accueil du châtelain... J'allais refermer mes paupières, quand je vis, oui je vis, dans l'ombre, dans la nuit, au milieu de ma chambre, à la hauteur d'une tête d'homme à peu près, deux yeux de feu qui me regardaient.

Je saisis une allumette et, pendant que je la frottais, j'entendis un bruit, un bruit léger, un bruit mou comme la chute d'un linge humide et roulé, et quand j'eus de la lumière, je ne vis plus rien qu'une grande table au milieu de l'appartement.

Je me levai, je visitai les deux pièces, le dessous de mon lit, les armoires, rien.

Je pensai donc que j'avais continué mon rêve un peu après mon réveil, et je me rendormis, non sans peine.

Je rêvai de nouveau. Cette fois je voyageais encore, mais en Orient, dans le pays que j'aime, et j'arrivais chez un Turc qui demeurait en plein désert. C'était un Turc superbe; pas un Arabe, un Turc, gros, aimable, charmant, habillé en Turc, avec un turban et tout un magasin de soieries sur le dos, un vrai Turc du Théâtre-Français qui me faisait des compliments en m'offrant des confitures, sur un divan délicieux.

Puis un petit nègre me conduisait à ma chambre -- tous mes rêves finissaient donc ainsi -- une chambre bleu ciel, parfumée, avec des peaux de bêtes par terre, et, devant le feu -- l'idée de feu me poursuivait jusqu'au désert -- sur une chaise basse, une femme, à peine vêtue, qui m'attendait.

Elle avait le type oriental le plus pur, des étoiles sur les joues, le front et le menton, des yeux immenses, un corps admirable, un peu brun, mais d'un brun chaud et capiteux.

Elle me regardait et je pensais : « Voilà comment je comprends l'hospitalité. Ce n'est pas dans nos stupides pays du Nord, nos pays de bégueulerie inepte, de pudeur odieuse, de morale imbécile, qu'on recevrait un étranger de cette façon ».

Je m'approchai d'elle et je lui parlai, mais elle me répondit par signes, ne sachant pas un mot de ma langue que mon Turc, son maître, savait si bien.

D'autant plus heureux qu'elle serait silencieuse, je la pris par la main et je la conduisis vers ma couche où je m'étendis à ses côtés... Mais on se réveille toujours en ces moments-là ! Donc je me réveillai et je ne fus pas trop surpris de sentir sous ma main quelque chose de chaud et de doux que je caressais amoureusement.

Puis, ma pensée s'éclairant, je reconnus que c'était un chat, un gros chat roulé contre ma joue et qui dormait avec confiance. Je l'y laissai, et je fis comme lui, encore une fois.

Quand le jour parut, il était parti, et je crus vraiment que j'avais rêvé; car je ne comprenais pas comment il aurait pu entrer chez moi, et en sortir, la porte étant fermée à clef.

Quand je contai mon aventure (pas en entier) à mon aimable hôte, il se mit à rire, et me dit : « II est venu par la chatière », et soulevant un rideau il me montra, dans le mur, un petit trou noir et rond.

Et j'appris que presque toutes les vieilles demeures de ce pays ont ainsi de longs couloirs étroits à travers les murs, qui vont de la cave au grenier, de la chambre de la servante à la chambre du seigneur, et qui font du chat le roi et le maître de céans.

Il circule comme il lui plaît, visite son domaine à son gré, peut se coucher dans tous les lits, tout voir et tout entendre, connaître tous les secrets, toutes les habitudes ou toutes les hontes de la maison. Il est chez lui partout, pouvant entrer partout, l'animal qui passe sans bruit, le silencieux rôdeur, le promeneur nocturne des murs creux.

Et je pensai à ces autres vers de Baudelaire :

C'est l'esprit familier du lieu;
Il juge, il préside, il inspire
Toutes choses dans son empire;
Peut-être est-il fée, -- est-il Dieu ?

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