André Breton

Clair de terre

France   1922

Genre de texte
recueil de poésies

Contexte
Premières des vingt-six pièces du recueil, dernier des « Cinq rêves ».

Le titre désigne explicitement « Cinq rêves », tous dédiés à Georges de Chirico (Giorgio de Chirico, 1888-1978), peintre italien d'origine grecque, très actif à Paris vers 1911-1914 et dont les rapports au surréalisme, nombreux et fluctuant, vont de précurseur à exclus (à partir de 1926). L'édition originale des trois premiers de ces rêves s'accompagnait de la reproduction d'une de ses toiles, le Cerveau de l'enfant (1914), que possédait André Breton.

Notes
Marcel Noll, qui vient de Strasbourg, gravite autour de Littérature dès l'automne 1623; il publie dans le premier numéro de la Révolution surréaliste le 1er décembre 1924 et sera le gérant de la Galerie Surréaliste en 1926.

Commentaires
Alexandrian, Sarane, le Surréalisme et le rêve, Paris, Gallimard, 1974, p. 245-246. Alexandrian se contente d'évoquer les «Cinq rêves» comme illustration du rêve-programme, mais en précisant que le cinquième est d'un autre ordre : il «exprime la libido et a une coloration sentimentale» (p. 245).

Si l'autel du début évoque un contexte liturgique, celui-ci se transforme rapidement pour laisser apparaître une «chasse aux faisanes» qui pourrait bien traduire une équipée des deux chasseurs dans des maisons closes.

Texte témoin
André Breton, Clair de terre, précédé de Monts de piété, suivi de le Révolver à cheveux blancs, et de L'Air et l'eau, Paris, Gallimard (coll. « Poésie »), 1966, p. 43-46.

Édition originale
André Breton, dernier des « Cinq rêves », Clair de terre, Paris, Littérature (coll. « Littérature »), 1923.

C'est le seul des cinq rêves qui était inédit au moment de la publication du recueil. On verra aux variantes qu'il date probablement du 22 septembre 1923.

Édition critique
André Breton, Œuvres complètes, vol 1, Clair de terre, éd. Marguerite Bonnet, Paris, Gallimard, (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 1988, p. 153-155.




5e des «Cinq rêves»

Un étang couvert de faisanes

V

Paul Éluard, Marcel Noll et moi nous trouvons réunis à la campagne dans une pièce où trois objets sollicitent notre attention: un livre fermé et un livre ouvert, d'assez grandes dimensions, de l'épaisseur d'un atlas et inclinés sur une sorte de pupitre à musique, qui tient aussi d'un autel. Noll tourne les pages du livre ouvert sans parvenir à nous intéresser. En ce qui me concerne, je ne m'occupe que du troisième objet, un appareil métallique de construction très simple, que je vois pour la première fois et dont j'ignore l'usage, mais qui est extrêmement brillant. Je suis tenté de l'emporter mais, l'ayant pris en mains, je m'aperçois qu'il est étiqueté 9 fr. 90. Il disparaît d'ailleurs à ce moment et est remplacé par Philippe Soupault, en grand pardessus de voyage blanc, chapeau blanc, souliers blancs, etc. Soupault est pressé de nous quitter, il s'excuse aimablement et j'essaie en vain de le retenir. Nous le regardons par la fenêtre s'éloigner en compagnie de sa femme, que nous ne voyons que de dos et qui est comme lui toute habillée de blanc. Sans chercher à savoir ce que Noll est devenu, nous quittons alors la maison, Éluard et moi, Éluard me demandant de l'accompagner à la chasse. Il emporte un arc et des flèches. Nous arrivons au bord d'un étang couvert de faisanes. « Ã€ la bonne heure », dis-je à Éluard. Mais lui: « Cher ami, ne crois pas que je sois venu ici pour ces faisanes, je cherche tout autre chose, je cherche François. Tu vas voir François ». Alors toutes les faisanes d'appeler: « François, François, François » ! Et je distingue au milieu de l'étang un superbe faisan doré. Éluard décoche dans sa direction plusieurs flèches mais — ici l'idée de la maladresse prend en quelque sorte possession du rêve qu'elle n'abandonnera plus — les flèches portent « trop court ». Pourtant le faisan doré finit par être atteint. À la place de ses ailes se fixent alors deux petites boîtes rectangulaires de papier rose qui flottent un instant sur l'eau après que l'oiseau a disparu. Nous ne bougeons plus jusqu'à ce qu'une femme nue, très belle, s'élève lentement de l'eau, le plus loin possible de nous. Nous la voyons à mi-corps puis à mi-jambes. Elle chante. À ma grande émotion, Éluard lance vers elle plusieurs traits qui ne l'atteignent pas mais voici que la femme, qu'une seconde nous avions perdue de vue, émerge de l'eau tout près de nous. Une nouvelle flèche vient lui transpercer le sein. Elle y porte la main d'un geste adorable et se reprend à chanter. Sa voix s'affaiblit lentement. Je n'ai pas plus tôt cessé de l'entendre qu'Éluard et elle ne sont plus là. Je me trouve en présence de petits hommes mesurant environ 1m10 et habillés de jersey bleu. Ils arrivent de tous les points de l'étang et, comme je les observe sans défiance, l'un d'eux, ayant l'air d'accomplir un rite, s'apprête à m'enfoncer dans le mollet une très petite flèche à deux pointes. Il me semble qu'on veut m'unir dans la mort au faisan doré et à la belle chanteuse. Je me débats et j'envoie à terre plusieurs des petits hommes bleus. Mais le petit sacrificateur me poursuit et je finis par tomber dans un buisson où, avec l'aide d'un des autres poursuivants, il cherche à me ligoter. Il me semble facile de terrasser mes deux adversaires et de les ligoter à ma place mais la maladresse ne me permet que de leur prendre la corde et d'en faire autour de leur corps un noeud extrêmement lâche. Je m'enfuis ensuite le long d'une voie de chemin de fer, et, comme on ne me poursuit plus, je modère peu à peu mon allure. Je passe à proximité d'une charmante usine que traverse un fil télégraphique dirigé perpendiculairement à la voie et situé à cinq ou six mètres du sol. Un homme de ma taille tend à deux reprises, très énergiquement, le bras vers le fil sur lequel, sans aucun mouvement de lancement, il réussit à placer en équilibre, à égale distance de l'usine et des rails, deux verres vides du type gobelet. « C'est, dit-il, pour les oiseaux ». Je repars, avec l'idée de gagner la gare encore lointaine d'où je puisse prendre le train pour Paris. J'arrive enfin sur le quai d'une ville qui est un peu Nantes et n'est pas tout à fait Versailles, mais où je ne suis plus du tout dépaysé. Je sais qu'il me faut tourner à droite et longer le fleuve assez longtemps. J'observe, au-dessus du très beau pont qui se trouve à ma gauche, les évolutions inquiétantes d'un avion, d'abord très élevé, qui boucle la boucle avec peine et inélégance. Il perd constamment de sa hauteur et n'est plus guère qu'au niveau des tourelles des maisons. C'est d'ailleurs moins un avion qu'un gros wagon noir. Il faut que le pilote soit fou pour renouveler sa prouesse si bas. Je m'attends à le voir s'écraser sur le pont. Mais l'appareil s'abîme dans le fleuve et il en sort sain et sauf un des petits hommes bleus de tout à l'heure qui gagne la berge à la nage, passe près de moi sans paraître me remarquer et s'éloigne dans le sens opposé au mien.

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