Julien Green

Adrienne Mesurat

France   1927

Genre de texte
roman

Contexte
Situation matérielle : Deuxième partie (sur trois), dernières pages du cinquième et dernier chapitre.

Adrienne Mesurat a laissé passer beaucoup de temps et beaucoup de jeunes hommes qui pouvaient lui faire la cour. Mais elle est secrètement amoureuse du docteur Maurecourt, important personnage de la petite ville de La Tour- l'Évêque. La jeune fille vit étouffée, entre une grande soeur malade, Germaine, hostile, et un père tyrannique, qu'elle finit un jour par tuer, le poussant dans l'escalier. Quelque temps plus tard, l'héritage réglé, sa soeur en convalescence dans un hospice, elle décide de quitter la maison pour avoir un peu de recul. Elle prend une chambre d'hôtel à Dreux. Elle fait une promenade, est suivie par un ouvrier qu'elle congédie, puis se réfugie dans sa chambre qu'elle juge sordide, ayant retardé le plus possible le moment d'aller dormir.

Notes
Germaine : sœur aînée d'Adrienne, depuis longtemps malade, hospitalisée avant la mort de leur père et qu'Adrienne n'a pas revue depuis.

Médicaments : craignant d'être enrhumée, Adrienne est passée à la pharmacie où elle a acheté un sachet de poudre et une bouteille de sirop.

Ne bougeaient pas : comme l'interprète à bon droit Jacques Petit, les images (cercueil, terre et mains jointes) impliquent qu'Adrienne rêve « Germaine morte ». Comme lui, on peut croire également que le narrateur tente de suggérer la peur d'Adrienne « d'avoir contracté la même maladie que sa sÅ“ur » (Pléiade, vol. 1, p. 446, n. 2).

* La « conviction » de la jeune fille sera évidemment celle du lecteur (confirmée d'ailleurs par l'auteur dans son journal — cf. Pléiade, vol. 1, p. 445, n. 1), d'autant que la scène muette devant l'armoire de la chambre d'hôtel est rigoureusement symétrique à celle qui s'est passée entre Adrienne et son père devant le coffret de son armoire, dans sa propre chambre, scène ayant servi de prétexte au meurtre instinctif.

S’éveilla : si le cauchemar s'achève ici, on verra maintenant que les réactions d'Adrienne en constituent le rappel, parfois même l'analyse explicite.

Peur : la scène ne rappelle aucun épisode particulier, mais laisse deviner le rapprochement de deux scènes, comme l'explique précisément Jacques Petit dans son commentaire (Pléiade, vol. 1, p. 447, n. 1) : soit d'abord le soir du meurtre où Adrienne s'est dévêtue dans sa chambre après s'être d'abord endormie en haut de l'escalier; soit aussi la « scène de la glace », le moment où elle prend conscience de son désespoir (au centre du chapitre 4 de la première partie).

Texte témoin
Julien Green, Adrienne Mesurat, Paris, Plon (coll. « Le livre de poche »), c1927, a1962), p. 304-311.

Édition originale
Julien Green, « Adrienne Mesurat », la Revue hebdomadaire, janvier à mars 1927.

—, Adrienne Mesurat, Paris, Plon (coll. « Le Roseau d'or », « OEuvres et chroniques », no 15), 1927.

Édition critique
Julien Green, Å’uvres complètes, éd. Jacques Petit, vol. 1, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 1972, « Adrienne Mesurat », p. 283-519, p. 445-448.

Bibliographie
FIELD, Trevor, « The litterary significance of dreams in the novels of Julien Green », Modern Language Review, Cambridge, 1980, no 75, p. 291-300, notamment p. 291-292.




Un cauchemar

Adrienne voit sa sœur

Presque tout de suite, elle tomba dans le plus profond sommeil.

[...]

La clarté de la lune pénétrait librement par la fenêtre dont on n'avait pas fermé les volets, dessinant au pied du lit d'Adrienne un rectangle allongé et donnant au tapis et au parquet cette teinte étrange qui semble toujours faite de couleurs mortes. Pas un bruit ne parvenait de la rue ni de l'intérieur de l'hôtel.

Il y avait une demi-heure qu'Adrienne dormait, lorsqu'elle vit entrer Germaine*. Elle n'avait pas entendu la porte s'ouvrir mais elle vit passer sa sœur tout près de son lit. Germaine ne la regarda pas. Elle marcha d'un pas délibéré vers la cheminée où Adrienne avait posé les médicaments*. La vieille fille saisit alors la bouteille et l'examina. Elle était vêtue de noir, comme à l'ordinaire, et ne portait pas de chapeau. Il y avait dans ses traits quelque chose d'indéfinissable qui ressemblait à un sourire, mais c'était plutôt l'air de quelqu'un qui reconnaît un objet familier. Elle tenait la bouteille de sirop dans les deux mains et semblait tantôt en lire l'étiquette, tantôt examiner la couleur de son contenu. Au bout d'un instant elle hocha la tête et regarda pour la première fois dans la direction d'Adrienne, mais la jeune fille ne vit pas bien ce visage qui se tournait vers elle parce que Germaine présentait le dos à la lumière. Quelques secondes passèrent. La vieille fille ne bougeait pas et tenait la bouteille de telle sorte que les rayons de lune traversaient le verre au-dessus du goulot et semblaient indiquer combien du liquide avait été bu. Enfin, elle la posa sur la cheminée avec précaution comme si elle eût craint de troubler le silence de la nuit, et ne parut jeter qu'un coup d'œil négligent sur le paquet de poudre placé à côté de la bouteille.

Puis elle alla tout près de la fenêtre et s'assura qu'elle était fermée. Elle se tenait juste devant la fenêtre, entre les rideaux de peluche brune, et son ombre ne bougeait pas, étendue dans le long rectangle comme un corps dans sa bière, beaucoup plus grande que Germaine qui paraissait toute petite. Elle-même semblait absorbée dans la contemplation du ciel noir dont chaque étoile était visible à travers le tulle des brise-bise. La lune jetait un reflet sur ses épaules et sur sa chevelure qu'elle avait soigneusement peignée. Il se passa quelque temps sans qu'elle fît un geste, seulement Adrienne pouvait entendre le bruit léger qu'elle faisait quelquefois en frottant ses paumes l'une contre l'autre, par un mouvement qui ne déplaçait même pas ses coudes.

On eût dit qu'elle attendait quelque chose. Tout à coup elle se retourna comme si la porte venait de s'ouvrir et se dirigea d'un pas rapide vers la partie de la pièce où était Adrienne, sans doute pour aller à la rencontre de quelque nouvel arrivant. Ce fut à ce moment qu'Adrienne la vit. Elle était d'une pâleur horrible et marchait les yeux clos. Il y avait de la terre dans ses cheveux et sur le devant de son corsage et elle en répandait sur le tapis à chaque pas, mais toujours il en revenait comme d'une invisible et injurieuse main qui lui en eût jeté sur le visage. Elle attendit un instant tout près de la jeune fille. Ses mains étaient jointes mais ne bougeaient pas*.

Deux ou trois minutes passèrent; la porte ne s'ouvrait pas, mais brusquement Adrienne comprit que quelqu'un était entré; elle le comprit d'abord au mouvement des lèvres de sa sœur qui parlait sans qu'on pût entendre ce qu'elle disait. Puis elle se rendit compte que quelqu'un passait entre Germaine et son lit et elle vit la vieille fille se diriger vers l'armoire. Longtemps elle resta devant ce meuble, parlant, expliquant quelque chose à la personne invisible qui devait se tenir à côté d'elle et qui, dans l'esprit de la jeune fille, ne pouvait être que son père*. À ce moment Adrienne se débattit si fort qu'elle s'éveilla*.

Elle s'assit dans son lit et regarda autour d'elle. Des cris montaient à sa gorge mais il ne sortait de sa bouche qu'une espèce de râle. Elle s'étonna de ne voir aucune différence entre cette chambre et celle de son rêve, et des yeux elle chercha Germaine dans la glace de l'armoire et son ombre dans le rectangle que la clarté de la lune projetait sur le tapis. Lorsqu'elle fut tout à fait éveillée, et que son angoisse eut diminué un peu, elle sauta à bas de son lit et alluma le gaz. Il était à peine onze heures. Elle remplit d'eau sa cuvette et se baigna le visage, puis elle ouvrit la porte de l'armoire et jeta dessus la pèlerine qu'elle portait sur ses épaules, cachant ainsi le miroir qui lui faisait peur.

« J'avais trop chaud, murmura-t-elle. Je n'aurais pas dû me coucher sans me dévêtir. Quel cauchemar ! ».

Elle rit. L'air était lourd dans cette pièce dont la fenêtre n'avait pas été ouverte depuis cinq ou six heures. Comme dans son sommeil elle respirait mal. Tout à coup elle toussa. Elle se leva vivement et se regarda dans la glace qui surmontait la cheminée. Le sang s'était retiré de son visage et, dans la lumière du gaz, ses joues avaient pris une teinte glauque. Elle toussa de nouveau et se vit en train de tousser dans la glace. Ce spectacle la frappa d'une terreur affreuse.

« C'est le commencement, fit-elle à mi-voix, la première quinte ».

Elle réfléchit une seconde, saisit la bouteille de sirop placée devant elle et but au goulot. Cette liqueur épaisse l'écœura. Elle en avala une gorgée, puis regarda l'étiquette d'un air de dégoût. Lorsqu'elle posa la bouteille sur la cheminée et qu'elle leva de nouveau les yeux sur la glace, elle vit derrière elle l'armoire grande ouverte. Elle ne s'y attendait pas et poussa un cri qu'elle étouffa de sa main. Que dirait-on si on l'entendait ? La pensée qu'elle pouvait avoir des voisins la réconforta un instant. Presque aussitôt il lui vînt la certitude qu'elle n'avait pas de voisins.

« Je suis seule, à cet étage », se dit-elle.

Elle écouta le bruit que faisait le gaz en brûlant, au bout d'une suspension à globes de verre dépoli, puis rapidement elle se mit à se déshabiller. Comme elle défaisait les agrafes de sa blouse, les bras levés devant la glace, elle eut l'impression qu'elle avait déjà fait ces gestes dans des circonstances absolument semblables et s'arrêta, figée par cette espèce de souvenir dont elle ne connaissait pas l'origine et qui lui faisait peur*. La lumière crue et jaune du gaz tombait sur son visage et lui donnait un aspect théâtral. Sa bouche s'ouvrit. Elle demeura ainsi quelques secondes, les coudes levés au-dessus de la tête. Maintenant elle craignait de faire un geste. Le gaz brûlait avec une espèce de bourdonnement continu et affairé qui emplissait le silence et d'une manière inexplicable semblait se confondre avec lui.

Elle déroula brusquement sa chevelure et fit un effort pour secouer la torpeur qui s'emparait de son cerveau. Il y avait sûrement de l'opium dans cette drogue qu'elle avait bue. Il lui semblait que, tout éveillée, elle allait recommencer son cauchemar de tout à l'heure et que, d'autre part, si elle se laissait aller au sommeil, elle y retrouverait cette même vision qui l'avait épouvantée. Cette pensée la fit trembler. Elle se demanda comment elle passerait la nuit.

Peu à peu, elle se sentait gagnée par une peur contre laquelle sa volonté ne pouvait rien. Tout dans cette chambre l'indisposait ou l'effrayait : l'armoire, ouverte ou fermée, lui semblait horrible par les souvenirs qu'elle éveillait en elle. Elle essayait de ne pas voir le petit fauteuil au dossier arrondi que Germaine avait effleuré de sa jupe, et ne souffrait plus l'idée de retourner dans ce lit où elle s'était presque évanouie de terreur. Plus son rêve s'éloignait d'elle, plus il lui paraissait vrai; elle en revivait tous les moments, elle savait qu'il lui suffirait de fermer les yeux pour qu'aussitôt le visage de sa sœur se rapprochât du sien et qu'elle sentît la présence de cette autre personne que Germaine avait attendue.

Son cœur battait précipitamment. Tout d'un coup elle se tourna, le dos au mur, et fit face à la chambre, de façon qu'on ne pût se placer derrière elle, mais elle comprit qu'elle avait tort de faire ce geste parce que, loin d'apaiser sa frayeur, il ne faisait que la porter à un point plus aigu. Elle n'aurait pas dû s'avouer ainsi qu'elle avait peur. Une minute, elle demeura les paumes collées au mur, attentive au moindre bruit et presque hors d'elle-même; le son de sa propre respiration l'affolait, elle crut y reconnaître le bruit du souffle de quelqu'un d'autre, un souffle épais, rauque. Une horloge sonna la demie de onze heures. Il y avait au moins cinq heures avant l'aube.

Texte sous droits.

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