Julien Green

Le voyageur sur la terre

France   1926

Genre de texte
nouvelle

Contexte
Situation matérielle : Vers le milieu de la nouvelle, le chapitre intitulé « Rêve ».

Situation narrative

Daniel O'Donovan, un orphelin, a été recueilli par son oncle et sa tante dès son jeune âge. Ce couple vit dans une petite ville avec le père de l'épouse. L'enfant grandit au milieu de ces personnes égoïstes, qui ne s'aiment pas et ne se parlent pas. Daniel ne va pas à l'école car son oncle l'interdit; il devient très solitaire en vieillissant. Quelque temps après la mort de sa tante, Daniel reçoit de l'argent de son grand-père afin qu'il puisse quitter cette ville minable et aller étudier à l'université de Fairfax. C'est en arrivant là-bas qu'il rencontre un jeune homme, Paul, qui s'avérera n'être visible que pour lui. C'est à l'époque de ses premières soirées dans la ville qu'il fera ce rêve singulier. Nous réaliserons par la suite que ce songe était prémonitoire

Daniel y voit sa mort.

Notes
Paul : jeune homme que Daniel a rencontré en arrivant dans la ville universitaire de Fairfax.

La fin : Jacques Petit suggère de voir ici une allusion biblique : « L'expression peut être banale; on notera toutefois que cette image est fréquente chez saint Paul (I Cor., 9 : 22-26, ou plus nettement, II Tim., 4 : 7) : « ... j'ai achevé ma course, j'ai gardé la foi. » Julien Green a lu assez la Bible pour qu'une réminiscence soit ici probable » (Pléiade, vol. 2, p. 1054).

Eaux vives : image du Paradis de l'Apocalypse de Jean, où l'on ne craindra plus l'ardeur du soleil : « car l'agneau qui est au milieu du trône les paîtra (Psaumes, 23 : 1) et les conduira aux sources des eaux de la vie, et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux » (Apocalypse, 7 : 17). Très prosaïquement : vitae fontes aquarum, l'oasis où l'on s'abreuve dans le désert, les sources, les sources d'eau (8 : 10; 14 : 7; 16 : 4; et plus particulièrement encore : « Je suis l'alpha et l'oméga, le commencement et la fin; à celui qui a soif je donnerai de la source de l'eau de vie, gratuitement », 21 : 6).

Texte témoin
Julien Green, le Voyageur sur la terre, Paris, Plon, 1930, p. 59-63.

Édition originale
Julien Green, « Le voyageur sur la terre », la Nouvelle Revue française, vol. 27 (août-septembre 1926), p. 197- 222 et 318-351.

--, le Voyageur sur la terre, Paris, Gallimard (coll. « Une ouvre, un portrait »), 1927.

Édition critique
Julien Green, Œuvres complètes le Voyageur sur la terre, éd. Jacques Petit, Paris, Éditions Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), vol. 1, 1972, p. 42-44.

Bibliographie
BRUDO, Annie, Rêve et fantastique chez Julien Green, Paris, Presses universitaires de France, 1995, p. 28-48, notamment 42-46.

FIELD, Trevor, « The litterary significance of dreams in the novels of Julien Green », Modern Language Review, Cambridge, 1980, no 75, p. 291-300 (l'auteur n'étudie toutefois que les romans de Green).




Un cauchemar récurrent

Il voit son double étendu

Rêve

Cette nuit-là et la nuit suivante je fis plusieurs fois le même rêve. Je dormais profondément, mais je voyais les choses autour de moi aussi bien que si j'avais été éveillé. Une lumière blanche dessinait sur le plancher le rectangle de la fenêtre. Les rideaux de tulle étaient agités par la brise et semblaient vivants.

J'entendais la respiration égale d'un dormeur : c'était la mienne et je me voyais dans mon lit, par un dédoublement inexplicable. Mon visage était blanc, quelquefois mes lèvres s'entrouvraient et j'entendais alors un gémissement qui me faisait peur. Mes mains étaient étendues sur la couverture.

Ma respiration devenait plus difficile et mon souffle avait un son rauque que je ne reconnaissais pas. Était-ce moi qui dormais ainsi ? Je me penchais sur mon visage dans l'espoir que je m'étais trompé. C'était bien moi.

Alors je voulus relever les mèches qui couvraient le front du dormeur et essuyer la sueur de ses joues, mais je ressentis aussitôt un grand poids sur mes deux mains et je les vis étendues sur la couverture. Les doigts remuaient faiblement, et cet effort faisait ruisseler la sueur sur les joues de celui qui dormait.

Cependant les yeux s'étaient ouverts et regardaient le plafond. Je me penchai sur eux, mais ils ne me virent pas. Les lèvres tremblaient comme pour essayer de former un son. Tout à coup elles se séparèrent et je vis les dents, puis la langue; un cri sortit de ma poitrine. Il me sembla que je m'étais rendu libre et me précipitant vers la porte j'abandonnai le corps étendu sur le lit.

La porte s'ouvrit avec violence avant que je l'eusse touchée et Paul* entra dans la chambre. Il était nu-tête et ses cheveux retombaient sur son visage. Ses vêtements étaient déchirés et couverts de boue. Je voulus lui parler mais les mots ne parvenaient pas à sortir de ma bouche. Il s'approcha du lit. Je vis alors le corps se roidir et agripper les couvertures de ses deux mains. Un horrible frémissement le traversa de la tête aux pieds et ses yeux se révulsèrent dans leurs orbites. Enfin il retomba sur le lit.

Maintenant nous étions dehors et nous allions vite. Nous remontions vers l'Université et la terre glissait sous nos pas, car il avait plu depuis la tombée du jour. Il me semble que nous marchâmes pendant des heures. Je ne savais plus où j'allais, mais Paul était devant moi et de temps en temps il se retournait et me regardait de ses yeux immobiles.

Nous avions pris une route qui traversait un champ puis s'engageait dans les bois, et c'est en traversant ces bois que je m'aperçus que nous montions. Nous montâmes très longtemps et tout à coup Paul se mit à courir en élevant les bras et en criant : La fin de la course ! *.

Alors je fis un nouvel effort et je courus après mon guide. Bientôt il s'arrêta en haut d'une crête boisée et lorsque je l'eus rejoint je vis que nous étions sur une longue route dont on ne pouvait voir la fin. Mais Paul me prit par la main et nous allâmes jusqu'au bout de cette route. Là il n'y avait plus d'arbres et je vis que nous étions dans une plaine qui côtoyait un gouffre. C'est en cet endroit que nous nous arrêtâmes. Du fond du gouffre arrivait jusqu'à nous un mugissement énorme. J'eus peur, mais je regardai. L'aube éclairait le ciel et je vis de grandes eaux bouillonnantes qui se précipitaient avec violence entre deux murailles de rochers. Parfois l'eau se creusait au milieu du courant et j'apercevais un abîme d'où montaient des cris lointains, mais des vagues impétueuses le recouvraient aussitôt. Alors j'entendis la voix de Paul qui criait : La source des eaux vives ! * et en même temps je tombai à terre.

Lorsque je revins à moi, je me trouvais de nouveau dans ma chambre, près de mon lit. J'étais seul. Sur le lit mon corps était étendu, mais non comme je l'y avais laissé. Les membres étaient rompus et saignaient de toutes parts comme si on en eût arraché la peau. La figure était changée, mais d'une manière que je ne peux me résoudre à décrire. Une telle épouvante me saisit alors que je me mis à souffler comme font les animaux qui prennent peur et je vis à ce moment les lèvres s'écarter et la bouche s'agrandir peu à peu pour crier, et c'est le cri qui sortait de cette face qui me réveilla.

Je fis ce rêve trois fois et chaque fois je me réveillai dans une terreur plus grande car il me semblait qu'il devenait plus précis et qu'il se rapprochait de plus en plus de la réalité, mais de quelle réalité ? Je savais maintenant tous les détails de cette course nocturne, je savais qu'après avoir passé l'Université je prendrais la route qui menait au bois, et ce bois je le traverserais et j'arriverais ainsi à la route qu'il fallait suivre jusqu'au bout. Là j'entendrais le mugissement des grandes eaux, j'aurais peur et m'évanouirais, mais cette peur n'était rien. La vraie peur m'attendait dans ma chambre et celle-là était abominable au point de me tirer de mon cauchemar.

Texte sous droits.

Page d'accueil

- +