Julien Green

Épaves

France   1932

Genre de texte
roman

Contexte
Ce second rêve se situe au chapitre 7, l'avant dernier chapitre de la deuxième des trois parties du roman.

Éliane est de trois ans l'aînée de sa soeur Henriette dont elle a favorisé le mariage avec le bel et riche Philippe Cléry. Elle vit depuis onze ans avec le couple qui a maintenant deux enfants, mais rien d'autre en commun, sa soeur Henriette ayant pris un amant qu'elle n'arrive pas à aimer. Or Éliane est amoureuse de son beau-frère qui, lui-même, se doute confusément d'être « aimé » d'elle, ce qui est la dernière de ses préoccupations.

De désespoir, Éliane se décide à quitter la maison et annonce qu'elle prendra pension à Passy. Elle a décidé de quitter le couple. Le soir-même, elle écrit une longue lettre à Philippe pour lui dénoncer cet « indifférent » dont elle est secrètement amoureuse et lui annoncer qu'elle ne le reverra plus. Cela fait, elle « se gliss(e) sous l'édredon rouge » et s'endort. (GL)

Notes
(1) Ce gouffre symbolise évidemment les onze ans qu'Éliane a vécu avec le couple Cléry.

(2) Il s'agit exactement du début de la longue lettre rédigée à la section précédente du même chapitre (p. 173).

Texte témoin
Julien Green, Épaves, Paris, Plon (coll. « La Palatine »), 1932, p. 177-184.

Édition originale
Julien Green, Épaves, Paris, Plon (coll. « La Palatine »), 1932, p. 177-184.

Édition critique
Julien Green, OEuvres complètes, éd. Jacques Petit, vol. 1, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 1972, « Ã‰paves », p. x-y.

Bibliographie
FIELD, Trevor, « The litterary significance of dreams in the novels of Julien Green », Modern Language Review, Cambridge, 1980, no 75, p. 291-300, notamment p. 292-294.




Le rêve d'Éliane

Une longue marche dans la nuit

II faisait beaucoup plus sombre lorsqu'elle s'éveilla. La nuit d'hiver tombait vite. Derrière les carreaux, le ciel prenait des tons d'un rose cendré qui tournait au rouge en s'approchant de la terre et cernait les toits d'un trait de flamme. De son lit, Éliane admira ces couleurs. Elle laissait aller son esprit à mille pensées confuses qu'elle abandonnait tour à tour. Au bout d'un instant, elle fit un effort et se leva, chercha la poire de la lampe électrique, ne la trouva pas et se dirigea à tâtons vers la fenêtre. Bien qu'elle eût examiné la chambre avec attention, elle n'avait pas remarqué que cette fenêtre donnait de plain-pied sur le jardin. Elle l'ouvrit. L'air froid souleva ses cheveux autour de ses tempes et l'obligea à boutonner le col de son manteau. Pendant une seconde ou deux, elle hésita, puis elle descendit une marche et se trouva dans le jardin. Quelques pas la menèrent au pied d'un petit mur dont les pierres se descellaient; elle s'y arrêta, perdue dans une rêverie qui captait son regard et l'attachait au vol d'une feuille morte ou à la forme d'une pelle de bois oubliée là par un enfant. La lueur blême du crépuscule errait au ras du sol. Depuis un moment, le vent s'était tu, mais on entendait encore le volet battant sur le mur de la maison voisine, parfois un grand coup, parfois un coup plus faible. Éliane continua sa promenade. Elle atteignit bientôt les acacias jumeaux et se tint immobile entre eux, une main appuyée au tronc d'un des petits arbres, le coeur lourd. Son ombre s'allongeait à ses pieds dans cette étrange lumière qui semblait le reflet d'une lanterne sourde. Parmi les cailloux, le sarment de lierre se recroquevillait sous ses feuilles dont les bords luisaient. Elle s'éloigna. Comme elle passait près de la cabane, elle dérangea la poule noire qui se mit à voleter autour de ses jupes avec des gloussements de peur. Éliane frappa dans ses mains pour chasser cette bête et poursuivit son chemin. Elle s'étonna de ne pas trouver le petit mur qu'elle avait aperçu de sa fenêtre. Mais, selon toute apparence, le jardin s'étendait beaucoup plus loin.

Un grand nuage gris, déchiqueté comme un continent, se mouvait dans le ciel avec lenteur. Éliane crut y voir un dragon, le cou tendu en l'air, puis une Bretagne, puis une flotte de guerre traînant ses fumées sur un horizon de sang. Ce spectacle l'occupa quelques secondes, mais elle ne songeait pas à s'arrêter. Par curiosité, par obstination naturelle aussi, elle allait en avant d'un pas rapide. Dans sa hâte elle trébucha et faillit tomber, car le sol devenait pierreux et inégal sous ses pieds. À droite et à gauche, les murs s'abaissaient, laissant voir d'autres jardins plus vastes, des vergers, des terrains incultes où la nuit promenait ses ombres. Des chiens aboyaient avec fureur au bout de leurs chaînes.

Elle se mit à marcher plus vite, puis à courir, moins inquiète que surprise de ce jardin qui n'aboutissait nulle part. Afin de mettre un peu d'ordre dans ses idées, elle essaya de se représenter le plan de Passy. Tôt ou tard, une rue, un mur l'arrêteraient. Quelle rue ? Elle voulut, mentalement, s'orienter et n'y parvint pas. De temps en temps sa jupe frôlait des massifs de fusain dont les feuilles s'agitaient avec un bruit d'eau qui coule. À un moment, elle pensa voir une lumière, par delà les haies vives qui bordaient à présent le jardin, et elle fut sur le point d'appeler mais un mouvement de pudeur la retint. Appeler, pourquoi ? Elle soufflait d'avoir trop couru et ralentit son allure. La lumière disparut.

Malgré le froid, elle sentit des gouttes de sueur sur son cou et entrouvrit son manteau. La terre sonnait sous ses talons. Maintenant la nuit était épaisse et il semblait à Éliane qu'elle marchait depuis l'aube. Comme elle se dirigeait vers la droite le sol paraissait moins rocailleux, elle s'aperçut tout à coup qu'elle longeait un fossé. Un peu plus loin, son pied heurta une borne kilométrique. Prise de frayeur, elle s'arrêta et voulut lire l'inscription gravée sur cette pierre, mais l'obscurité ne le lui permit pas; en vain elle passa le doigt dans le creux des lettres : la première était un c, la seconde un i. le reste demeurait indéchiffrable. Elle s'éloigna.

Un silence énorme pesait sur la campagne ; dans l'ombre, les grands labours se confondaient avec le ciel noir; seule une blancheur diffuse indiquait la route, flottant au coeur de la nuit ainsi qu'un long brouillard, et parfois Éliane avait l'impression de lutter contre ce brouillard comme le nageur se débat au plus fort du courant. Ou bien, elle s'imaginait qu'elle n'avançait plus, mais piétinait au même endroit depuis des heures. En réalité, elle allait très vite.

Tout en marchant elle s'endormit, la tête basse et les mains inertes le long du corps. De temps autre elle butait contre une pierre, mais ne se réveillait pas et ses jambes la portaient en avant avec la régularité d'un pendule.

Au bout d'une demi-heure, le vent se leva et, chassant les nuages, découvrit un ciel livide comme une meurtrissure. La lune parut; sa face aveugle s'inclinait vers la terre qu'elle contemplait de ses orbites vides, et sa lumière métallique appelait le monde aux secrets travaux du rêve. Éliane ouvrit les yeux et regarda les champs dont les sillons fuyaient à perte de vue. La fatigue disloquait ses membres; depuis son réveil et dans la torpeur de l'épuisement, il lui semblait que quelqu'un s'était installé sur ses épaules, appuyait avec force sur sa nuque et contre son dos. Aussi, pour souffler un instant, se serait-elle laissé tomber parmi ces pierres, la face collée à la poussière de la route, mais un sentiment contraire bataillait avec ce désir et la poussait en avant. Elle arracha ses pieds du sol et continua.

À présent le terrain montait, si doucement d'abord qu'on ne s'en apercevait guère; puis, avec une rigueur implacable, la route se levait ainsi qu'une échelle qu'on dresse. Dans l'espoir de tromper sa lassitude, Éliane essaya de compter les cailloux qu'elle voyait passer entre ses pieds; il y en avait de gros dont les cassures brillaient avec l'éclat du marbre, et d'autres arrondis par le temps, mais elle ne pouvait s'occuper de ceux-là, car ils étaient trop nombreux. Pas une seconde elle ne s'arrêtait; ses lèvres agitées d'un mouvement perpétuel semblaient celles d'une dévote qui implore son saint. Ses chaussures qu'elle traînait sur le sol lui brûlaient la chair et elle ne savait plus si c'était elle qui voulait poursuivre cet horrible voyage ou si quelque chose de plus puissant qu'elle-même l'y contraignait. Elle abandonna enfin le compte de toutes ces pierres que la lune cernait d'un trait violet; sa langue enflait entre ses dents et devenait rêche. Tout à coup, elle saisit ses cheveux à pleins poings et poussa un long cri de désespoir qui s'étendit sur la campagne; l'air sonore vibra plusieurs secondes à ses oreilles. Alors elle cria de nouveau, elle appela, elle jeta dans la nuit les noms de tous ceux qu'elle connaissait. Des heures et des heures s'écoulèrent.

Devant elle, un petit arbre veillait au bord de la route. Un peu déjeté par le vent qui soufflait des hauteurs, il promenait sur la terre une ombre courbe et oblique, et l'hiver ne lui avait pas laissé une feuille, mais c'était malgré tout une chose vivante dans cette immensité noire où pas une herbe ne croissait. Le coeur d'Éliane se mit à battre. Elle jugea qu'une demi-minute lui suffirait pour atteindre le petit arbre, et quel réconfort si elle pouvait seulement, du bout des doigts, en toucher l'écorce ! Cet espoir lui rendit ses forces et elle marcha un peu plus vite bien que la côte fût rude. Vingt pas encore la séparaient du but et déjà elle tendait la main pour être prête et ne pas perdre une seconde du temps qui lui serait accordé, puis en observant ces branches qui s'épandaient au vent comme une chevelure, l'envie la saisit d'en attraper une au passage, de la briser, de l'emporter avec elle. Elle choisit donc la plus longue et la plus fragile de celles qui se trouveraient à portée de son bras, la distingua d'entre toutes les autres et vit même le noeud où ses doigts la rompraient. Elle approchait, elle y était enfin, sa main se lança en avant; le vent écarta la branche.

Ce fut si bref qu'elle ne comprit pas tout de suite. Dans un violent effort elle tenta de s'arrêter, mais ne le put. Alors un cri de fureur lui arracha la gorge et elle enfonça ses ongles dans sa poitrine pour griffer et lacérer ce corps qui ne lui obéissait plus. La fatigue, oubliée un instant, retomba sur ses épaules, ses pieds saignèrent; elle souhaita la mort.

Un grand quart d'heure de marche lui rendit le calme et une sorte de résignation. Chaque fois qu'il fallait porter un pied en avant sa chair se déchirait et des douleurs violentes lui creusaient les entrailles. Elle ne savait plus pourquoi elle était sur cette route.

Tout se brouillait dans sa tête et sa vue même commençait à s'obscurcir. Une ornière qu'elle suivait d'un oeil atone se dérobait à elle sous une brume; alors par un geste d'aveugle la vieille fille étendait les mains dans la nuit, heurtant du pied des cailloux que la pente faisait rouler avec un bruit inégal.

Un peu avant l'aube la lune se voila et il y eut un moment de profond silence, car le vent ne soufflait plus. Seul le bruit de ses propres pas résonnait aux oreilles d'Éliane et tantôt ce bruit lui paraissait venir de si loin qu'elle l'entendait à peine, tantôt il s'enflait et emplissait le ciel d'un battement formidable. Sous l'empire de la fièvre qui lui brûlait le sang, elle se figurait qu'une machine énorme et d'une complication infinie l'accompagnait dans son voyage et déployait autour d'elle le travail de ses bielles géantes. Cette impression devenant plus forte et plus précise, elle se crut bientôt au milieu d'une usine, où des piliers de métal sautaient dans un éclaboussement de feu. Le délire lui fit oublier qu'elle marchait pieds nus et que son sang coulait. Elle souffrait, mais sa souffrance atteignait des proportions surhumaines et devenait comme la souffrance d'un univers de ténèbres. Elle-même n'existait plus; une force inconnue la portait.

Tout à coup elle se retrouva. Une lueur glauque hésitait au ras des collines et des gouttelettes de pluie glaciale filtraient dans l'air noir. Elle salua d'un cri de haine ce jour qui se levait sur le monde. Un regard jeté en arrière lui montra l'abîme dont elle avait gravi la paroi; derrière elle, la route enfonçait dans un océan d'ombre (1). Un instant, elle considéra le gouffre, puis le vertige la foudroya et elle s'abattit.

Elle était couchée, la face contre le sol, au bord d'un long plateau dénudé. Ça et là, des rochers bossus émergeaient de la nuit; des touffes d'herbe gelée croissaient avarement à leur base où la dent des bestiaux n'avait pu les atteindre, mais partout ailleurs la terre était nue.

Le froid et le bruit du vent qui battait ces hauteurs tirèrent Éliane de son évanouissement. En s'aidant d'un coude, elle parvint à se retourner sur le dos et aperçut des étoiles qui tremblaient encore au plus profond du ciel. Pendant longtemps, elle n'osa bouger, les yeux perdus parmi les astres et le corps secoué de frissons qui lui faisaient claquer des dents. Puis elle essaya de se lever, mais d'horribles blessures aux pieds l'en empêchèrent; elle réussit pourtant à se mettre à genoux et se traîna ainsi vers le milieu du plateau.

Des traces de feu s'y voyaient et elle pensa d'abord que des nomades avaient dû allumer des branchages dans la solitude de ces monts pour lutter contre le froid et peut-être la peur. Toutefois, en y regardant de plus près, elle observa un morceau de papier au centre même du cercle noir qu'avaient dessiné les flammes sur la terre. Sur ce papier où des caractères se distinguaient encore, une pierre de la grosseur d'une tête humaine était tombée avec la force d'un aérolithe. Éliane étendit la main. Et dans la lumière de l'aurore, elle reconnut un fragment déchiqueté de sa lettre à son beau-frère : « Mon cher Philippe, tu désirais savoir... » (2).

Elle s'éveilla.

Texte sous droits.

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