Julien Green

Chaque homme dans sa nuit

France   1960

Genre de texte
roman

Contexte
Ce second rêve se situe vers la fin du roman, au chapitre 45 de la seconde partie (qui en compte 47.

Wilfred Ingram, orphelin, pauvre, s'est rendu au chevet de son oncle mourant qui lui a donné, de la main à la main, outre quelques valeurs qu'il dérobait ainsi aux héritiers qui attendent et auront tout de lui, sa correspondance avec son amante Alicia Beauchamp, sa photographie aussi. Jamais il n'avait eu le courage de détruire ces reliques et il les confie à son neveu pour qu'elles ne tombent pas en d'autres mains. Wilfred sera évidemment fasciné par cette correspondance.

Par ailleurs, lors de la veillée funèbre, il a rencontré Phoebé, une cousine mariée à un certain James Knight. Elle est tout de suite amoureuse de lui. Et ce sera bientôt réciproque. Pourtant, tous les deux sont torturés par une conscience chrétienne, une foi catholique qui leur interdit de réaliser leurs désirs. Wilfred reçoit une lettre de Phoebé qui s'impose le courage de renoncer à leur amour. Sur cela, Wilfred rencontre la vieille amante de son oncle défunt, Alicia Beauchamp, qui voudrait obtenir de lui le portrait de son oncle en uniforme, dont il a hérité.

Wilfred rentre chez lui épuisé. Les figures de Phoebé et d'Alicia se confondent durant et après le rêve qui suit, de sorte que Wilfred procédera sans trop savoir pourquoi à la destruction de la correspondance dont il a hérité, comme aussi du portrait d'Alicia, jeune. On comprend qu'il renonce ainsi à Phoebé.

Notes
(1) Cette situation rappelle le moment où Wilfred et Phoebé se sont déclaré leur amour, devant le fleuve, alors que la jeune femme tenait la nuque du jeune homme (p. 652). L'image qui suit, comme l'explique Jacques Petit, est liée à la figure de la noyée qui vient alors à l'esprit de Wilfred : elle « s'accrochait à lui de telle sorte que l'image d'une noyée se présenta à son esprit » (p. 652, cf. 678, n. 1).

(2) On peut voir se superposer ici le visage de la vieille Alicia à celui de la jeune Phoebé : « On ne pouvait savoir de quoi elle avait l'air quand elle était jeune, mais à présent, dans l'impitoyable lumière de la rue, sa pauvre face molle et meurtrie semblait avoir été boxée par la mort » (p. 675). Le narrateur adopte ici le point de vue de Wilfred qui n'aura qu'à la fin de sa conversation avec la vieille dame la révélation de son identité, cette Alicia dont il a dévoré les lettres amoureuses.

(3) Ce second alinéa, et en particulier ce qui suit, ne décrit plus le rêve et son contenu, mais exactement l'inverse, c'est- à-dire l'effet d'un rêve (oublié) sur les actions de Wilfred.

Texte témoin
Julien Green, OEuvres complètes, éd. Jacques Petit, vol. 3, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 1972, « Chaque homme dans sa nuit », p. 411-708, p. 677-678.

Édition originale
Julien Green, Chaque homme dans sa nuit, Paris, Plon, 1960.

Édition critique
Julien Green, OEuvres complètes, éd. Jacques Petit, vol. 3, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 1972, « Chaque homme dans sa nuit », p. 411-708, p. 677-678.

Bibliographie
FIELD, Trevor, « The litterary significance of dreams in the novels of Julien Green », Modern Language Review, Cambridge, 1980, no 75, p. 291-300, notamment p. 297-298.




2e rêve de Wilfred Ingram

La tête lui dit qu'elle est morte

Il regagna sa chambre et se jetant tout habillé sur son lit tomba dans un profond sommeil. D'abord il rêva qu'il était étendu au fond d'une longue barque, les deux mains sous la tête, et qu'il voguait ainsi très doucement sur un fleuve dont les eaux boueuses s'étendaient à perte de vue. Le ciel d'un bleu pâle n'était traversé d'aucun nuage, mais à le regarder longtemps on finissait par éprouver une sorte de vertige. Un vague bonheur se mêlait à cette contemplation, et comme pour retenir en lui cette félicité délicieuse, le jeune homme fermait les yeux et dormait (1). Il rêvait alors que Phoebé se penchait sur lui, non pas Phoebé tout entière, mais sa tête seulement, et la tête lui disait : « regarde, mon amour, je suis morte ». En effet, elle était d'une pâleur qui ne trompait pas (2). Alors Wilfred poussait un cri et se retrouvait dans la barque, mais chaque fois qu'il abaissait les paupières pour dormir, la tête parlait de nouveau et disait la même phrase.

Avec un violent effort, il se réveilla. Le soleil couchant traçait un grand carré d'or sur la paroi. Wilfred se leva d'un bond et demeura un instant immobile au milieu de la pièce, hagard, tâchant de se souvenir de son rêve qui le fuyait (3). Après avoir réfléchi quelques minutes, il ouvrit un tiroir de son bureau où il prit les lettres de l'oncle Horace et d'Alicia qui furent déchirées une à une en petits morceaux, redéchirés à leur tour avec une sorte de patience furieuse, mais devant la photographie d'Alicia, qui se trouvait au fond du tiroir, le jeune homme hésita. Ce tendre et voluptueux petit visage paraissait lui sourire et demander grâce. « Tu en auras d'aussi jolies qu'elles, fit une voix au fond de lui-même. La vie est pleine de jolies femmes. Il y en a des centaines qui t'attendent ». II pensa : « J'ai dû rêver à elle ou à Phoebé ». Et par un geste rapide de ses deux grandes mains, il déchira la photographie. Ce geste n'était pas difficile à faire et pourtant il lui avait paru impossible, mais Wilfred l'avait fait et il regarda les petits fragments de carton avec une stupéfaction douloureuse. Un instant s'écoula, puis il eut l'impression qu'autour de son coeur un étau se desserrait.

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