Julien Green

Chaque homme dans sa nuit

France   1960

Genre de texte
roman

Contexte
Ce premier rêve se situe au début du roman, à la fin du troisième chapitre.

Le vieil oncle Horace, qui a dépensé sa vie dans le plaisir, va bientôt mourir. Wilfred Ingram est invité à son chevet. Lorsqu'il descend à la gare, au lieu de la belle voiture qu'il avait prévue, c'est un petit cabriolet qui l'attend, conduit par un jeune déluré qui en impose tout de suite au puritain par ses manières et ses propos. Il annonce en effet qu'il se marie dans quinze jours, qu'il quittera dès demain matin le domaine de Wormsloe où l'on s'ennuie ferme et demande à brûle-point s'il y a beaucoup de jolies filles dans la grande ville (d'où Wilfred vient ?), présupposant qu'il doit en connaître long à ce sujet.

Arrivé à Wormsloe, Wilfred décide de ne pas attendre dans sa chambre l'heure du repas. En bas, il rencontre son cousin Argus Howard. Puis il mange seul, servi par le vieux domestique. Ce dernier lui laisse entendre qu'il craint pour le salut de son oncle, mais pas pour... le sien !

Là-dessus, Wilfred monte se coucher, assez démoralisé de se trouver là catholique parmi des protestants et pauvre parmi des riches. En plus, à cause d'une sensualité qu'il contrôle mal, il craint pour son salut.

Notes
(1) C'est l'épisode qui ouvre le roman, comme on le voit à la situation narrative : on a envoyé Gheza le chercher en carriole à la gare, alors que son cousin aurait pu venir le prendre avec sa luxueuse voiture.

(2) Dès qu'il a franchi le seuil de Wormsloe, dans l'antichambre : « le premier objet qui frappa sa vue fut une grande femme de bronze poli, à peu près nue et dont le poing se changeait en flambeau. Elle se tenait au pied d'un escalier et souriait au visiteur qui, sa valise à la main, la considéra avec attention » (p. 418-419). Wilfred est perdu dans ses pensée, de sorte qu'il n'entend pas venir la jeune domestique qui le conduira à sa chambre. Lorsqu'il redescend ensuite, seul, il se délecte des chairs de la statue et se mortifie en même temps d'y prendre plaisir (p. 420-421). Rien n'indique, évidemment, que Gheza soit témoin d'aucune de ces deux scènes -- au contraire.

(3) La ville rêvée correspond à la ville évoquée par Gheza : « Les filles sont jolies, dans la grande ville ? » (p. 417).

(4) À environ un mille de la gare, alors que Wilfred a enlevé ses gants qu'il tient sur ses genoux, il en laisse échapper un, mais se garde de faire arrêter la carriole pour le ramasser, par une inexplicable crainte du ridicule dont il a de plus en plus honte, jusqu'à ce que le gant soit hors de sa vue (p. 416). Plus tard, il a évoqué cet incident avec son cousin Angus, inexplicablement (« comme un enfant, un peu pour rompre le silence », p. 427). Or, justement, il apprendra le lendemain qu'en pleine nuit, Angus a tenté en vain de le retrouver. Évoquant le bruit de la voiture (qui déclenche donc implicitement le rêve de Wilfred), il demande : « J'ai pris la voiture. Tu n'as rien entendu ? -- non rien » (p. 445).

Commentaires
Jacques Petit propose une interprétation « infernale » (le mot est de lui) de ce rêve, Gheza étant le diable et la ville en flamme, l'enfer. Ces forces du mal s'organiseraient à partir de la vague sensualité dégagée par Gheza lors du trajet en carriole. En revanche, l'évocation du personnage de la mère, le fait que que le rêveur descende finalement de la carriole infernale et, surtout, la peur de la castration représentée par le gant ensanglanté, tout cela signifierait, selon Jacques Petit, le refus victorieux de la sexualité inspiré par sa conversation avec le vieux domestique et donnerait son sens au rêve.

Texte témoin
Julien Green, OEuvres complètes, éd. Jacques Petit, vol. 3, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 1972, « Chaque homme dans sa nuit », p. 411-708; p. 437-438.

Édition originale
Julien Green, Chaque homme dans sa nuit, Paris, Plon, 1960.

Édition critique
Julien Green, OEuvres complètes, éd. Jacques Petit, vol. 3, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 1972, « Chaque homme dans sa nuit », p. 411-708; p. 437-438.

Bibliographie
FIELD, Trevor, « The litterary significance of dreams in the novels of Julien Green », Modern Language Review, Cambridge, 1980, no 75, p. 291-300, notamment p. 297-298.

PETIT, Jacques, annotation des OEuvres complètes de Julien Green, vol. 3, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 1972, « Chaque homme dans sa nuit », p. 1663-1664.




Le cauchemar de Wilfred Ingram

Une main coupée

Tout à coup il se revit sur la route, assis à côté du garçon méprisant qui secouait les rênes du cheval entre ses mains paresseuses... À ce moment, Wilfred s'endormit (1).

Un grand bruit le réveilla et se jetant à bas du lit, il courut à la fenêtre. Ce qu'il vit lui arracha un cri de surprise : debout dans la carriole, le jeune cocher de tout à l'heure faisait claquer son fouet au-dessus de sa tête, tout en retenant d'un poing vigoureux le cheval qui se cabrait en agitant sa crinière. La lanterne de la voiture éclairait cette scène à la manière d'une vision, car tout autour de ce cercle de lumière, la nuit était noire. Dès qu'il aperçut Wilfred, le jeune homme cria : « Vas-tu descendre ou faudra-t-il que je monte te chercher ? Si tu te recouches, je me charge de te faire lever. Avec ce fouet. J'écrirai fainéant sur ton corps ». Wilfred ne savait comment il s'habilla, mais tout à coup il se trouva à côté du jeune homme. Rageusement, celui-ci cingla la croupe du bai, et par une sorte de bond en avant, ils partirent au galop dans les ténèbres. Au bruit des sabots du cheval répondaient les palpitations douloureuses du coeur de Wilfred, en sorte qu'il avait l'impression que cette bête galopait dans sa poitrine. De son compagnon il ne voyait que les jambes, car Gheza était resté debout et sa voix tombait comme du haut du ciel, rauque et rude, avec cette douceur subite qui la rendait si étrange. « Si tu crois que je ne t'ai pas vu, tout à l'heure, quand tu regardais la femme de bronze (2) avec tes yeux d'animal curieux ! J'étais caché. Je ne suis jamais loin et il y a longtemps que je te guette. À présent, on va là-bas, hein, tous les deux. Dis-moi que tu n'as pas envie d'aller là-bas faire la noce avec Gheza ! ».

Le fouet coupa la nuit avec un bruit d'arme à feu. Gheza reprit : « Ta mère aurait bien dû te serrer le cou à ta naissance si elle ne voulait pas te voir sur les routes à cette heure-ci, avec Gheza !

-- Ma mère est morte », dit Wilfred.

Cette dernière phrase se perdit dans le fracas des roues et le crépitement des sabots. Wilfred vit à l'horizon une ville qui flambait, avec des murailles et des tours qui se détachaient en noir sur le rouge écarlate de l'incendie.

« Tu veux des femmes ! cria Gheza. Tu en trouveras là-bas. Des jolies femmes, la ville en est pleine (3). Tu veux t'amuser, tu t'amuseras.

-- Arrêtez ! » cria Wilfred.

La voiture s'arrêta net et Wilfred se trouva soudain seul sur la route. À ses pieds, il vit le gant qu'il avait perdu (4) et déjà il se courbait pour le prendre, mais il n'osa y toucher, car le gant saignait comme une main coupée. Alors il poussa un cri d'effroi et se réveilla, le corps moite de sueur, puis chercha la petite lampe qu'il alluma aussitôt. Pendant longtemps il demeura les yeux ouverts, jusqu'à ce que les battements de son coeur se fussent apaisés.

Page d'accueil

- +